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LA FIN DU VOYAGE

filet. Notre musique est illusion. Notre échelle des sons, nos gammes sont invention. Elles ne correspondent à aucun son vivant. C’est un compromis de l’esprit entre les sons réels, une application du système métrique à l’infini mouvant. L’esprit avait besoin de ce mensonge, pour comprendre l’incompréhensible ; et, comme il voulait y croire, il y a cru. Mais cela n’est pas vrai. Cela n’est pas vivant. Et la jouissance, que donne à l’esprit cet ordre créé par lui, n’a été obtenue qu’en faussant l’intuition directe de ce qui est. De temps en temps, un génie, en contact passager avec la terre, aperçoit brusquement le torrent du réel, qui déborde les cadres de l’art. Les digues craquent, un moment. La nature rentre par une fissure. Mais aussitôt après, la fente est bouchée. Cela est nécessaire à la sauvegarde de la raison humaine. Elle périrait, si ses yeux rencontraient les yeux de Jéhovah. Alors elle recommence à cimenter sa cellule, où rien n’entre du dehors, qu’elle n’ait élaboré. Et cela est beau, peut-être, pour ceux qui ne veulent pas voir… Mais moi, je veux voir ton visage, Jéhovah ! Je veux entendre le tonnerre de ta voix, dût-elle m’anéantir. Le bruit de l’art me gêne. Que l’esprit se taise ! Silence à l’homme !…