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LA FIN DU VOYAGE

colores, abricot, citron, cédrat, qui luisent parmi les oliviers, fait l’effet d’un fruit merveilleux et mûr, dans le feuillage. La vision italienne est une sensualité ; les yeux jouissent des couleurs, comme le palais et la langue d’un fruit juteux et parfumé. Sur ce régal nouveau, Christophe se jetait, avec une gourmandise avide et naïve ; il prenait sa revanche de l’ascétisme des visions grises auxquelles il avait été jusque-là condamné. Son abondante nature, étouffée par le sort, prenait soudain conscience des puissances de jouir dont il n’avait rien fait ; elles s’emparaient de la proie qui leur était offerte : odeurs, couleurs, musique des voix, des cloches et de la mer, caresses de l’air, bain tiède de lumière où se détend l’âme vieillie et lassée… Christophe ne pensait à rien. Il était dans une béatitude voluptueuse. Il n’en sortait que pour faire part de sa joie à ceux qu’il rencontrait : son batelier, un vieux pêcheur, aux yeux vifs et plissés, coiffé d’une toque rouge de sénateur vénitien ; — son unique commensal, un Milanais, qui mangeait du macaroni, en roulant des yeux d’Othello, atroces, noirs de haine furieuse, homme apathique et endormi ; — le garçon de restaurant, qui, pour porter un plateau, ployait le cou, tordait les bras et le torse,