Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 2.djvu/27

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le matin

cible des railleries de son oncle ; et il n’était pas patient. Il se taisait, et serrait les dents, l’air mauvais. L’autre s’amusait de sa rage muette. Mais, un jour qu’à table Théodore le tourmentait plus que de raison, Christophe, hors de lui, lui cracha au visage. Ce fut une affaire épouvantable. L’outrage était si inouï, que l’oncle en resta d’abord muet de saisissement ; puis la parole lui revint, avec un torrent d’injures. Christophe, pétrifié sur sa chaise par l’horreur de son action, recevait sans les sentir les coups qui pleuvaient sur lui ; mais quand on voulut le traîner à genoux devant l’oncle, il se débattit, bouscula sa mère, et se sauva hors de la maison. Il ne s’arrêta, dans la campagne, que lorsqu’il ne put plus respirer. Il entendait des voix qui l’appelaient au loin ; et il se demandait s’il ne conviendrait pas qu’il se jetât dans le fleuve, faute de pouvoir y jeter son ennemi. Il passa la nuit dans les champs. Vers l’aube, il alla frapper à la porte de son grand-père. Le vieux était si inquiet de la disparition de Christophe, — il n’en avait pas dormi, — qu’il n’eut pas le courage de le gronder. Il le ramena à la maison, où on évita de lui rien dire, parce qu’on vit qu’il était toujours dans un état de surexcitation ; et il fallait le ménager ; car il jouait le soir au château. Mais Melchior l’assomma, pendant plusieurs semaines, par les doléances qu’il faisait, — en affectant de

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