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Jean-Christophe

partager avec un autre ; elle mettait à cette affection une âpreté de paysanne attachée à sa terre : il lui était désagréable de penser qu’un autre aimait Gottfried, aussi bien qu’elle. Il est vrai qu’elle n’en voulait rien croire ; et Christophe, qui lisait en elle, lui laissa cette satisfaction. En l’écoutant parler, il s’apercevait que, bien qu’elle eût vu Gottfried autrefois, et que même elle l’eût vu avec des yeux sans indulgence, elle s’était fait de lui, depuis qu’elle était aveugle, une image entièrement différente de la réalité ; et elle avait reporté sur ce fantôme tout le besoin d’amour qui était en elle. Rien n’était venu contrarier ce travail d’illusion. Avec l’intrépide sûreté des aveugles, qui inventent tranquillement ce qu’ils ne savent pas, elle dit à Christophe :

— Vous lui ressemblez.

Il comprit que, depuis des années, elle avait pris l’habitude de vivre dans sa maison aux volets clos, où n’entrait plus la vérité. Et maintenant qu’elle avait appris à voir dans l’ombre qui l’entourait, et même à oublier l’ombre, peut-être qu’elle aurait eu peur d’un rayon de lumière filtrant dans ces ténèbres. Elle évoquait avec Christophe une foule de petits riens un peu niais dans une conversation décousue et souriante, où Christophe ne trouvait pas son compte. Il était agacé de ce bavardage, il ne pouvait comprendre qu’un être, qui avait tant souffert, n’eût pas pris plus de sérieux dans sa souffrance, et pût se complaire à ces futilités ; il faisait de temps en temps un essai pour parler de choses plus graves ; mais elles ne trouvaient aucun écho : Modesta ne pouvait pas — ou ne voulait pas — l’y suivre.

On alla se coucher. Christophe fut longtemps avant de pouvoir dormir. Il pensait à Gottfried, dont il s’efforçait de dégager l’image des souvenirs puérils de Modesta. Il n’y parvenait pas sans peine, et il s’en irritait. Il avait le cœur serré, en songeant qu’il était mort ici, que dans ce lit, sans doute, son corps avait reposé. Il tâchait de revivre l’angoisse de ses derniers instants, lorsque, ne pouvant parler et se

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