Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/34

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Il était à un concert de la Städtische Tonhalle. Le concert avait lieu dans une vaste halle, occupée par dix ou douze rangées de tables de café, — environ deux ou trois cents. Au fond, la scène, où se tenait l’orchestre. Il y avait autour de Christophe des officiers sanglés dans leurs longues redingotes sombres, — larges faces rasées, rouges, sérieuses et bourgeoises ; des dames qui causaient et riaient avec fracas, étalant un naturel exagéré ; de braves petites filles, qui souriaient d’un sourire qui montrait toutes leurs dents ; et de gros hommes enfoncés dans leurs barbes et leurs lunettes, qui ressemblaient à de bonnes araignées aux yeux ronds. Ils se soulevaient à chaque verre pour porter une santé ; ils mettaient à cet acte un respect religieux ; leur visage et leur ton changeaient à ce moment : ils semblaient dire la messe, ils s’offraient des libations, ils buvaient le calice, avec un mélange de solennité et de bouffonnerie. La musique se perdait au milieu des conversations et des bruits de vaisselle. Cependant, tout le monde s’efforçait à parler et à manger bas. Le Herr Konzertmeister, grand vieux homme voûté, avec une barbe blanche, qui lui pendait comme une queue au menton, et un long nez recourbé, muni de lunettes, avait l’air d’un philologue. — Tous ces types étaient depuis longtemps familiers à Christophe. Mais il avait une tendance, ce jour-là, — il ne savait pourquoi, — à les voir en caricatures. Il y a comme cela des jours où, sans raison apparente, le grotesque des êtres et des choses, qui, dans la vie ordinaire, passe inaperçu, nous saute aux yeux tout à coup.

Le programme d’orchestre comprenait l’ouverture d’Eg-

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