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Jean-Christophe

conscience de l’attente du public : Christophe le vit à ses airs de reine, quand il vint l’avertir que c’était à son tour de paraître. Ils se dévisagèrent avec hostilité. Au lieu de lui offrir le bras, Christophe enfonça ses mains dans ses poches, et la laissa entrer seule. Elle passa, furieuse et décontenancée. Il la suivait, d’un air ennuyé. Aussitôt qu’elle parut, la salle lui fit une ovation : c’était un soulagement pour tous ; les visages s’éclairaient, le public s’animait, toutes les lorgnettes étaient en joue. Sûre de son pouvoir, elle attaqua les Lieder, à sa manière, bien entendu, et sans tenir aucun compte des observations que Christophe lui avait faites, la veille. Christophe, qui l’accompagnait, blêmit. Il prévoyait cette rébellion. Au premier changement qu’elle fit, il tapa sur le piano, et dit avec colère :

— Non !

Elle continua. Il lui soufflait dans le dos, d’une voix sourde et furieuse :

— Non ! Non ! Ce n’est pas cela !… Pas cela !…

Énervée par ces grognements furibonds, que le public ne pouvait entendre, mais dont l’orchestre ne perdait rien, elle s’obstinait, ralentissant à outrance, faisant des pauses, des points d’orgue. Lui, n’en tenait pas compte et allait de l’avant : ils finirent par avoir une mesure d’écart. Le public ne s’en apercevait pas : depuis longtemps, il avait admis que la musique de Christophe n’était pas faite pour paraître agréable ni juste à l’oreille ; mais Christophe, qui n’était pas de cet avis, faisait des grimaces de possédé ; et il finit par éclater. Il s’arrêta net, au milieu d’une phrase :

— Assez ! cria-t-il à pleins poumons.

Emportée par son élan, elle continua, une demi-mesure, et s’arrêta, à son tour.

— Assez ! répéta-t-il sèchement.

Il y eut un moment de stupeur dans la salle. Après quelques secondes, il dit, d’un ton glacial :

— Recommençons !

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