Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/91

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L’expérience fut courte. Christophe perdit ses illusions sur Judith presque aussi vite qu’il les avait prises. Il faut rendre cette justice à Judith qu’elle ne fit rien pour qu’il les gardât. Du jour où une femme de cette trempe vous a jugé, où elle s’est détachée de vous, vous n’existez plus pour elle : elle ne vous voit plus, et elle ne se gêne pas davantage pour dévêtir son âme devant vous, avec une tranquille impudeur, que pour se mettre toute nue devant son chien, son chat, ou tel autre animal domestique. Christophe vit l’égoïsme de Judith, sa froideur, sa médiocrité de caractère. Il n’avait pas eu le temps d’être pris à fond. Ce fut assez déjà pour le faire souffrir, pour lui donner une sorte de fièvre. Sans aimer Judith, il aimait ce qu’elle aurait pu être — ce qu’elle aurait dû être. Ses beaux yeux exerçaient sur lui une fascination douloureuse : il ne pouvait les oublier ; quoiqu’il sût maintenant l’âme morne, qui dormait au fond, il continuait de les voir, comme il voulait les voir, comme il les avait vus d’abord. C’était là une de ces hallucinations d’amour sans amour, qui tiennent tant de place dans les cœurs d’artistes, quand ils ne sont pas entièrement absorbés par leur œuvre. Une figure qui passe suffit à la leur donner ; ils voient en elle toute la beauté qui est en elle et qu’elle ignore elle-même, dont elle ne se soucie pas. Et ils l’aiment d’autant plus qu’ils savent qu’elle ne s’en soucie pas. Ils l’aiment comme une belle chose qui va mourir, sans que personne ait su son prix, ni même qu’elle vivait.

Peut-être s’abusait-il, et Judith Mannheim n’aurait-elle pu

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