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LA FIN DU VOYAGE

telle qu’elle lui était apparue, une première fois. Elle entrait de plain-pied dans ce monde héroïque, comme s’il était le sien. Il continua l’expérience, prenant un second morceau, puis un troisième plus emporté, déchaînant en elle le troupeau des passions, l’exaltant, s’exaltant ; puis, arrivés au paroxysme, il s’arrêta net et lui demanda, les yeux dans les yeux :

— Mais enfin, qui donc êtes-vous ?

Anna répondit :

— Je ne sais pas.

Il dit brutalement :

— Qu’est-ce que vous avez dans le corps, pour chanter ainsi ?

Elle répondit :

— J’ai ce que vous me faites chanter.

— Oui ? Eh bien, il n’y est pas déplacé. Je me demande si c’est moi qui l’ai créé, ou si c’est vous. Vous pensez donc des choses comme cela, vous ?

— Je ne sais pas. Je crois qu’on n’est plus soi, quand on chante.

— Et moi, je crois que c’est alors seulement que vous êtes vous.

Ils se turent. Elle avait les joues moites d’une légère buée. Son sein se soulevait, en silence. Elle fixait la lumière des flambeaux, et grattait machinalement la bougie qui