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LA FIN DU VOYAGE

état normal, il eût arraché le revolver des mains d’Anna, il l’eût jeté par la fenêtre, il eût crié :

— Non ! non ! Je ne veux pas.

Mais huit mois de souffrances, de doutes et de deuil torturants, et par là-dessus cette rafale de passion démente, avaient ruiné ses forces, brisé sa volonté ; il sentait qu’il n’y pouvait plus rien, il n’était plus le maître… Ah ! qu’importe, après tout ?

Anna, sûre de la mort éternelle, tendait son être dans la possession de cette dernière minute de vie : la figure douloureuse de Christophe, éclairée par la bougie vacillante, les ombres sur le mur, un bruit de pas dans la rue, le contact de l’acier qu’elle tenait dans sa main… Elle s’accrochait à ces sensations, comme un naufragé à l’épave qui s’enfonce avec lui. Après, tout était terreur. Pourquoi ne pas prolonger l’attente ? Mais elle se répéta :

— Il faut…

Elle dit adieu à Christophe, sans tendresse, avec la hâte d’un voyageur pressé qui craint de manquer le train ; elle ouvrit sa chemise, tâta le cœur, et y appuya le canon du revolver. Christophe, agenouillé, se cachait la figure dans les draps. Au moment de tirer, elle posa sa main gauche sur la