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LA FIN DU VOYAGE

était assez intelligent pour l’aimer, pas assez pour la comprendre ; la fillette, fort jolie, qu’Olivier avait conduite une fois chez Mme  Arnaud, était hypnotisée par le luxe ; elle éprouvait un ravissement muet à s’asseoir dans de beaux fauteuils, à toucher de belles robes, à être avec de belles madames ; elle avait un instinct de petite grue, qui aspire à s’évader du peuple vers le paradis de la richesse et du confort bourgeois. Olivier ne se sentait nullement le goût de cultiver de telles dispositions ; et ce naïf hommage rendu à sa classe ne le consolait pas de la sourde antipathie de ses autres compagnons. Il souffrait de leur malveillance. Il avait un désir si ardent de les comprendre ! Et en vérité, il les comprenait, trop bien peut-être, il les observait trop, et ils en étaient irrités. Il n’y apportait pas de curiosité indiscrète, mais son habitude d’analyse des âmes et son besoin d’aimer.

Il ne tarda pas à voir le drame secret de la vie de Joussier : le mal qui le minait, et le jeu cruel de sa maîtresse. Elle l’aimait, elle était fière de lui ; mais elle était trop vivante ; il savait qu’elle lui échappait, qu’elle lui échapperait ; et il était brûlé de jalousie. Elle s’en faisait un amusement ; elle agaçait les hommes, elle les enveloppait de ses œillades,