Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/22

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quel sol, et sur quelles données ? Ils ne savaient rien, ils ne voyaient rien dans ce chaos qui fumait. La seule chose qui ne manquât point, c’étaient les bras. Mais il est dur, pour des bras de vingt ans, de se condamner, pour tout leur lot, pour leur giovinezza, si tôt passée, si menacée, à un travail harassant de terrassiers, qui n’ont personne pour les guider. Que savaient-ils, si avant même d’avoir posé sur le sol branlant les premiers murs, un nouveau tremblement de terre ne viendrait pas les faire crouler ? Qui pouvait croire à la durée d’un monde échafaudé sur les traités du crime et de la stupidité ? Tout chancelait, rien n’était sûr, la vie était sans lendemain : demain, l’abîme pouvait se rouvrir, la guerre, les guerres et du dehors et du dedans… On ne tenait que l’aujourd’hui. On est perdu, si on ne s’y agrippe, des dix doigts, des vingt, — pieds et mains. Mais où le saisir, cet aujourd’hui ? Où y enfoncer ses ongles ? On ne peut l’étreindre, il est sans forme, il est énorme, il glisse et glue. Si l’on approche de cette masse en rotation, on est rejeté au dehors, comme par une fronde, — ou l’on est aspiré, on coule au fond.

Mais on s’enrage, on ne veut tomber ni au dehors, ni au dedans, quand on est Marc et qu’on a vingt ans — (il ne les a pas, dix-neuf à peine) — on prend au ventre l’aujourd’hui, et on entre dedans… Te posséder… Après, crever, comme les mâles des insectes !…

Et dans cette fièvre des mains crispées, tant de lassitude ! Pour les épaules d’un jeune garçon, un si monstrueux fardeau ! Ah ! quelle tâche démesurée !

Heureux encore ceux qui n’ont qu’une vie restreinte, à voie unique, un seul besoin à assouvir ! Mais Marc en avait quatre ou cinq affamés, qui lui rongeaient les entrailles. Il lui fallait connaître, il lui fallait prendre, il lui fallait jouir, il lui fallait agir, il lui fallait être… Et ces petits renards qu’il cachait contre sa peau, ainsi que l’enfant Spartiate, se mordaient entre