Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/261

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tuméfiée et un fémur fracturé. La victime était une personnalité connue de Paris, un financier, membre de nombreuses Sociétés d’administration. L’assassin, un intellectuel dévoyé, un anarchiste, un communiste… La presse bourgeoise n’est jamais parvenue à distinguer entre les deux… (elle se fait plus bête qu’elle n’est ! son intérêt est de les confondre). Bien entendu, « la main de Moscou était au fond de l’affaire… »

Marc, bouleversé, partit, laissant à moitié bue sa tasse de café. Il ne savait ce qu’il faisait. Sur le boulevard, il se répétait : « Simon !… Simon !… » sans s’apercevoir des passants, que dans sa marche son instinct de somnambule lui faisait frôler sans les heurter. Il revoyait confusément les jours passés avec Bouchard, et par un système inconscient de défense, comme s’il était au tribunal, c’étaient surtout les premiers jours qu’il revoyait, les premiers temps de leur connaissance, lorsque Bouchard arrivait à peine de sa province, mai dégrossi, incorruptible, intact et dur comme une pierre à fusil. Marc sentait en lui une probité de percheron entier, qui ne trompe sur rien, sur la solidité ni de son encolure, ni de son plantoir, ni de ses pâturons. Auprès de lui, que Marc se sentait mal défendu, perméable, livré à tous les germes de putréfaction qui rôdent dans les grandes villes ! Si les sorcières de Macbeth leur eussent dit : — « L’un des deux sera tranché sur l’échafaud », Marc eût porté, épouvanté, ses mains nerveuses à son cou. Il était si sûr de l’autre, et de lui, si peu ! Qu’avait fait l’autre ? Qu’avait-on fait de lui ? Qui « on » ? Tous ! Tout ce monde atroce d’après-guerre. Et nous, les premiers…

Son regard heurta, à la terrasse d’un café, contre les gros yeux, qui le voyaient venir, de Véron-Coquard. Il ricanait. Marc traversa la rangée des tables, et sans s’asseoir, lui dit, d’une voix oppressée :

— « Véron, tu sais ? »