Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 5.djvu/306

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des outres à Éole, sortait de la cuve aux sons, l’ouïe pullulante de vibrations jusqu’à la fièvre. Il semblait que se fussent ouverts à son oreille de jeune Siegfried tous les frémissements de la forêt. Mais ce n’étaient pas les beaux bois frais des bords de la Sihl, où se détendait l’oreille hantée de Wagner. Marc entendait des harmonies sortir de barres de fer sur un camion, du rail qu’ébranle le lourd tramway, de tout ce qui l’entoure, de tout ce qu’il touche, de la feuille qu’il froisse, d’un tintement de vitres dont il sursaute, de l’air qui bruit dans ses oreilles… Plus de repos !… Nulle part, un trou de néant où s’engloutir… Est-ce là cette musique des sphères, que nous promettaient les grands menteurs de la Grèce et de Rome, aux oreilles bouchées, si peu musiciens (ils n’entendaient rien !) Merci de Dieu ! Qui nous rendra le silence, la mort sans oreilles, la bonne tombe !

Marc achevait de se détraquer, en usant de l’éther, qu’un mauvais garçon lui avait fait goûter. Il avait des crampes et des cauchemars, une conscience exacerbée, désagrégée, qui perdait son moi, ou le retrouvait multiplié, par morceaux, en tourbillons vertigineux, sans point fixe. C’était d’ailleurs une maladie de la conscience européenne, consécutive de la surtension, sans mesure, sans frein, sans fruit, des années de guerre ; et que les intellectuels cultivaient, comme ils cultivent toutes les maladies de l’esprit. (L’esprit lui-même n’en est-il pas une ?) Elle se trouvait, des mers du nord à celles d’Afrique, chez Joyce, chez Proust, chez Pirandello et chez les aulètes de toutes flûtes qui font danser la bourgeoisie-gentilhommière, les nouveaux-riches de l’intelligence. L’étonnant n’était pas qu’elle s’y trouvât, mais que les professionnels de la pensée, les professeurs et les critiques, se contentassent de l’enregistrer, en l’encensant, pour se montrer « à la page », au lieu de réagir vigoureusement, pour sauver la santé de l’esprit européen, que leur raison d’être