Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/144

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ment, fut écartée de tous les kiosques et des libraires. Mieux, elle disparut, au sortir de chez l’imprimeur. Presque tout le stock plongea sous l’eau, comme si le public l’avait absorbé. Six mois après, tout le bouillon ressortit, vomi, jauni, ranci, sali, invendu : pas un exemplaire n’avait été lu. Dans quel fond de boutique, dans quel in-pace des Messageries qui veillent sur la sûreté publique, la pensée de Marc avait-elle mariné ? Le certain fut que Marc se retrouva avec ses torchons et une jolie note à payer, pour frais de dépôt. Il serra les dents et sa ceinture, mangeant sa rage ; et il se replia sous sa tente. L’heure n’était pas venue. L’heure viendrait, où sa pensée s’écrirait avec son sang. Il faudrait bien alors qu’ils la lussent !… En attendant, il fallait la tirer au clair, cette pensée trouble et chargée ; et d’abord, il fallait nourrir ce ventre, qui la fait vivre. L’Indien[1] a dit : « Point de Dieu pour les ventres creux ! »

Il avait heureusement trouvé un emploi chez un vieux patron ouvrier, individualiste et libertaire, à l’ancienne mode, qui faisait de la reliure d’art. Ces vieux métiers s’éteignaient, faute de clients, avec le vieux fin goût d’Occident. Le gain était à peine suffisant pour faire vivoter un seul. Élisée Râteau aurait pu se passer de compagnon, s’il ne s’était pris de sympathie pour le jeune intellectuel sans travail, dont les mains maigres de trecentiste étaient adroites au beau métier et dont la fierté probe et froissée d’individualiste lui faisait écran à la Machine dans la rue, au monde nouveau. Il ne se doutait pas que le monde nouveau entrait chez lui, avec l’esprit tourmenté de ce garçon. Mais Marc serrait les dents sur ses pensées, et il se taisait, laissant le vieux parler, sans l’écouter. Et

  1. Ramakrishna.