Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/216

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leur pudeur offensée, — ceux qui ne veulent pas voir la nudité du monde, et qui couvrent, horrifiés, d’une feuille de vigne, la vérité de l’esprit, comme un sexe ? Le cas était d’autant plus grave pour un Julien qu’il n’était pas de ces tristes défroqués, qui se font dédommager de ce qu’ils ont laissé, en se faisant héberger dans la boutique d’à côté et servant les passions rivales de l’anticléricalisme et de la « libre pensée ». Il restait nu, tout seul, en plein vent, dans la rue.

Ce fut dur. Mais cet homme timide ne revint jamais sur ses pas.

Il vivait, grâce à Dieu, dans le milieu familial qui se souciait le moins de ses combats de pensée. (C’est un grand dénûment, de n’avoir à son foyer personne avec qui échanger sa pensée ; mais c’est aussi un repos : que deviendrait-on s’il fallait, au foyer, à toute heure, rencontrer le regard d’une ennemie de sa pensée ?) Sa mère l’avait marié, peu avant de mourir, à une femme bien portante, bien pensante, nulle à souhait, richement dotée ainsi qu’il convenait, assez jolie et fade et bonne ménagère, mais d’une incuriosité d’esprit, rare même dans son espèce : elle n’ouvrait presque jamais un livre ; ceux sur lesquels, jeune fille, dans son institution pieuse de demoiselles, il lui avait fallu bâiller, l’avaient tant ennuyée, que l’un des profits du mariage lui avait paru d’être enfin libre de les fermer. Que son mari passât la vie dans les papiers, n’était pas pour la gêner. Les hommes ont leurs affaires, qui ne l’intéressaient pas. Elle ne l’aimait pas assez… elle ne le détestait pas : elle n’avait point déplaisir, — ni, mon Dieu ! grand plaisir — à le retrouver, chaque jour, à la table et au lit ; elle était assez gourmande, il ne l’était pas assez. Bref, elle l’aimait assez, mais (comme les Normands) elle ne l’aimait pas assez pour qu’elle s’intéressât à ce qui pouvait se passer dans l’esprit de