Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/251

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Elle suça, silencieuse un moment, pour mieux lire, le suc de la lettre et le bout de la cigarette…

— « Non ! Quelle passion !… Ça n’est pas possible que ce vieux père ait été aimé comme ça !… »

La cigarette brûla, brûla, s’éteignit. George ne se rappela qu’elle la tenait, qu’à la brûlure, au bout des doigts. Elle ne songea plus à en rallumer d’autres. Elle s’étendit tout de son long, pour mieux lire, le ventre et les coudes sur le plancher. Elle lut, elle lut… Ce torrent !… Il lui semblait qu’elle y baignait son ventre… Elle lut, sans juger, sans essayer de se faire une opinion, sans bien comprendre. C’était, pour elle, un monde tellement différent !… Mais ce qui ressortait, pour elle, de chaque ligne, de chaque moire du courant, c’était une femme, une femme aimante et douloureuse, mais virile dans sa plainte et son ardeur, qui dominait l’autre — « cet homme » — de la hauteur de son âme fière, qui le guidait par la main, et dont la tendre énergie le réconfortait, qui se sacrifiait, qui à la fin le consolait de l’avoir sacrifiée… Et lui, l’homme, il faisait, auprès, figure mélancolique et pitoyable de qui a vu passer le bonheur et n’a pas eu la force de le saisir, et qui se rend si bien compte qu’en le refusant il s’est détruit, qu’il l’avait écrit, de sa main lourde, sur la couverture du paquet de lettres :

— « Mon bonheur tué. »

George ne lut ce cri que tout à la fin, quand elle cherchait à rassembler les lettres éparses.

Elle s’arrêta de les rassembler. Elle se coucha sur le dos, les mains derrière la tête. Elle regardait une rose rouge suspendue au bord de la fenêtre, que le vent d’orage remuait. Et autour d’elle, sur le plancher, cette symphonie muette de l’amour…

Trente ans avant, une autre femme, une autre fille, avait ainsi saccagé les secrets amoureux de son