Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/257

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dans sa lassitude et ses pensées, tenant à la main le torchon, avec lequel elle essuyait les meubles. La fenêtre était grande ouverte sur la rue. La fraîcheur de l’air glaçait ses épaules. Mais elle ne s’en apercevait pas plus que du bourdonnement de la rue. Elle songeait. Elle songeait que c’est bien bon de soutenir ceux qu’on aime. Mais ce serait bien bon aussi, d’être un peu soutenue, de temps en temps ! Et c’est un luxe, pas fréquent. Elle n’en faisait grief à personne. Chacun ne peut donner que ce qu’il a. Et chacun de ces hommes qu’elle avait connus, n’avait que tout juste ce qu’il lui fallait pour soi. Devant ses yeux repassaient, avec une affectueuse ironie, tous ceux qui avaient bu son lait. Ils défilaient, sans ordre, et leur réapparition était souvent imprévue ; parmi des figures connues et familières, d’autres surgissaient qu’on croyait oubliées, et dans le nombre, des visages à peine entrevus un jour, mais dont les traits véritables se montraient (peut-être par contraste) pour la première fois, en pleine lumière. Et par un de ces éclairs mystérieux qui semblent être le rayon projeté par l’instant qui va venir, un visage sortit du gouffre du passé, dont Annette se disait :

— « Celui-là ne m’a rien pris. Il m’a donné. »

Elle s’étonnait d’avoir pu l’oublier, au point de ne plus retrouver, en ce moment, même son nom… Et ce fut juste à ce moment que, la porte de sa chambre s’ouvrant, la jeune fille de service, mal stylée, sans prévenir, fit entrer :

— « Madame, c’est un monsieur… »

Annette, comme en sursaut, vit au seuil celui qu’elle venait d’évoquer : dans un visage de l’ancien temps, à barbe blanche, un beau sourire et des yeux clairs. Si improbable que fût la rencontre, elle n’eut pas un instant de doute. Et le nom qu’elle cherchait lui vint