Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/270

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Mais les temps venaient. Les temps étaient venus. Depuis les premières années du siècle, les nouvelles charges publiques qui étaient la suite des désastres africains, et l’esprit nouveau que commençaient à souffler des apôtres, galvanisaient la paralysie du Mezzogiorno et enfuriaient son désespoir. Surgirent de la terre à l’agonie les soulèvements sanglants des Fouilles, et en Sicile des Fasci. Il fallut bien que le comte Bruno s’en aperçût. Il ne mettait nulle mauvaise foi à ne point voir les choses tristes et non plaisantes ; il se contentait de ne pas aller les chercher. Du jour qu’il vit autour de lui la misère et la souffrance, il fut, lui et les siens, charitable jusqu’à la prodigalité. Mais ce n’était jamais que d’une façon occasionnelle et intermittente. On pouvait dire : « Loin des yeux, loin du cœur… » Ses yeux aimables avaient tant à s’occuper ! Il était de ces heureuses natures, favorisées par le sort, pour qui tout est jouissance, sans grossièreté : l’intelligence et le travail et le plaisir, et tous les actes de la vie quotidienne. Et il créait cette atmosphère de bonheur autour de lui…

Ainsi fut : — jusqu’à cette nuit de décembre 1908, où la vieille terre enchaînée souleva son sein, dans un sursaut de fureur ou un sanglot. Et en trois minutes, Messine entière, dix siècles de gloire, cent-vingt mille êtres, furent engloutis. Toute la famille du comte Bruno : sa vieille mère, son frère, sa femme et ses enfants restèrent sous les décombres.

La veille, on s’était attardés gaiement, en l’honneur du frère, qui était arrivé de Rome dans la journée ; et, dans les appartements du premier, donnant sur les jardins d’orangers, on avait longuement causé ou écouté le silence suave de la nuit et la musique. La jeune belle-sœur chantait Bellini : elle avait une voix frêle