Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/485

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celle dont le ventre l’avait enfanté, — celle dont le ventre, par lui, avait enfanté : ses deux logeuses.

Annette restait à la maison, entourée des souvenirs matériels de son garçon, de ses vêtements, de ses papiers qu’elle classait ; elle revivait toute une vie de lui qu’elle ne connaissait qu’en partie : car si intime qu’il eût été avec les deux femmes, il avait gardé pour lui la plus grande part des démarches de son esprit. Fierté de l’homme. Celle de la femme n’est pas moindre. Chacun la sienne. On n’est tenu de partager de l’arbre que les fruits. Les canaux secrets par où la sève se fraie son chemin, sont miens.

Elle lut ses lettres et ses brouillons, les feuilles éparses d’un journal où il notait irrégulièrement des jours, des heures, — quand il avait le temps. Elle épousa ses émotions, ses dettes de cœur et de pensée. Et, pour mieux se rapprocher de lui, elle entreprit de faire le tour de ceux qui avaient été en relations d’amitié avec lui. Plusieurs étaient morts ou disparus…

Mais, une fin d’après-midi, je vis entrer dans ma petite maison près du Léman, une femme âgée aux doux yeux myopes, qui avait aux joues amaigries ce creux des Vierges-mères de Vinci et ce sourire émouvant au coin des lèvres, où la tendresse et la tristesse se mêlent à l’ « À quoi bon ? »… Du premier coup. je la reconnus, et je la revis passant le ruisselet sur les pierres, en s’appuyant sur son garçon. Elle m’aborda, avec cette fière aisance, qui lui était naturelle, de matrone romaine. Mais j’y lus — (à peine nous commençâmes à parler) — d’autant plus touchante une timidité, qui cherchait ses mots pour s’excuser. Elle dit :

— « Je n’avais pas le droit de venir vous troubler. Pardonnez-moi. Je n’ai pas eu la force de résister. Je suis la mère d’un de ceux que vous avez aidés. »