Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/651

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nombre d’heures qui restaient inscrites ; et elle pensait :

— « De toute façon, elle est perdue. Qu’elle se dépêche ! »

Par une férocité de rancune subconsciente, elle prit pour lire un livre brutal, qui brisait toute communion avec la femme qui haletait. Elle ne put d’ailleurs qu’en feuilleter quelques pages, les phrases lues lui restaient dans la gorge, elle les recracha. Elle ferma le livre, écœurée. Et quand elle vit de nouveau la face d’agonie, elle prit soudain l’horreur de soi et l’épouvante de son crime de pensée. Elle se jeta à genoux, et elle baisa, avec des larmes, la main qui pend, aux veines gonflées… Qu’avait-elle fait ! (Pensée est acte, devant la mort.) Au lieu de l’assister dans le dernier assaut, elle assassinait l’être qu’elle avait le plus aimée. Elle gémit :

— « Mère ! ce n’est pas moi ! Pardonne-moi ! Délivre-moi !… »

Mais le visage d’Annette restait impassible et lointain. L’agonisante avait tout perçu ; mais elle n’en éprouvait ni peine ni révolte. C’était comme si cela ne la concernait plus. Elle était seule… Autour de sa mort, le gouffre du monde se creusait ; les grosses fumées montaient de tous les corps du logis : Europe, Asie, partout les guerres et les Révolutions : l’humanité brûlait, aux quatre coins. Et le ciel même était bloqué par le bouclier des avions qui s’abattaient sur les villes asphyxiées. Hors la fenêtre de la mort, où le refuge ? L’abandon des âmes les plus aimées achevait l’étouffement dans la solitude… Mais il s’en faut que cette solitude de l’agonie consiste seulement, comme on le croit, dans l’éloignement infranchissable de ceux qui vivent et de celui qui meurt. Cette solitude a son noyau de vide essentiel dans l’éloignement de soi qui s’opère,