Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 6.djvu/73

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l’effroi, de ces succions par le polypier. Mais cette horreur garde un caractère sacré ; elle passe ses forces de juger. Sa raison est prise par les fumées du breuvage. Celle de Djanelidze y est faite depuis longtemps. Sa tête est froide et lucide dans l’ivresse. Peut-être le vertige de Assia n’est-il si fort que parce qu’elle retrouve le fleuve humain, dont les flots débordés l’ont roulée, il y a des ans, dans le cauchemar de la déroute. Et cette fois, elle est dessus le radeau, assise auprès du pilote ; et sous ses jambes, entre les planches, elle voit filer l’eau. Elle ferme les yeux, ses ongles s’accrochent, la tête lui tourne…

Il était près de neuf heures du soir, quand elle se retrouva sur la chaise d’un bar de quartier et se ressouvint de son logis. Elle tressauta, et prit congé. Elle courut presque jusque chez elle. Elle pensait bien que Marc lui ferait la mine, et elle convenait qu’il en aurait quelque raison : ce pauvre garçon, avec ses habitudes d’ordre et de régularité, à la française ! Elle était prête à s’excuser, quoique ce lui fût toujours une arête dans le gosier, d’avoir à rendre des comptes. Elle n’avait rien à cacher, elle disait tout sans qu’on lui demandât ; mais il ne fallait pas le lui demander… Et le maladroit, elle s’y attendait, n’aurait pas la sagesse de se taire… Mais soit ! Pour cette fois, elle consentirait à avaler l’arête, elle se reconnaissait dans son tort…

Ce fut une peine qu’il lui épargna. Il prit tout le tort. Elle trouva un Marc exaspéré de l’attente, qui avait tout craint, tout supposé, et qui l’accueillit avec des airs de justicier. Du coup, elle perdit son humeur rieuse et contrite de s’expliquer affectueusement. Elle passa, sans dire un mot, dans sa chambre, pour y enlever ses effets mouillés, et de là, dans la salle à manger, afin de servir hâtivement le souper froid. Il rôdait autour d’elle, avec une mine fatale, la gorge sèche,