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LES PRÉCURSEURS

ponnent ; « les trente millions d’esclaves, jetés les uns sur les autres par le crime et l’erreur, dans la guerre et la boue, lèvent une face humaine où germe enfin une volonté. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis ».

L’Aube finale est le tableau du « déluge d’en bas », de la plaine noyée sous la pluie, des tranchées éboulées. Spectacle de la Genèse. Allemands et Français fuient ensemble le fléau, ou s’affaissent pêle-mêle dans la fosse commune. Et alors, ces naufragés, échoués sur les récifs de boue au milieu de l’inondation, commencent à s’éveiller de leur passivité ; et un dialogue redoutable s’engage entre les suppliciés, comme les répliques d’un chœur de tragédie. L’excès de leur souffrance les submerge. Et ce qui les accable encore davantage, « ainsi qu’un désastre plus grand », c’est la pensée qu’un jour les survivants pourront oublier de tels maux :

— « Ah ! si on se rappelait ! — Si on s’rappelait, n’y aurait plus d’guerre… »

Et, soudain, de proche en proche, le cri éclate : « Il ne faut plus qu’il y ait de guerre… »

Et chacun, tour à tour, accuse, insulte la guerre :

— « Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide. »

— « Faut être vainqueurs », dit l’un. — Mais les autres répondent : « Ça ne suffit pas ». — « Être vainqueurs, c’est pas un résultat ? » — « Non ! Faut tuer la guerre ».

… « — Alors, faudra continuer à s’battre, après la guerre ? » — « P’têt’, oui, p’têt… » — Et pas contre des étrangers, p’têt’, i faudra s’battre » ? — « P’têt’ oui… Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maîtres… » — « Alors, on travaille pour les Prussiens aussi ? » — « Mais, dit un des malheureux