Page:Rolland - Les Précurseurs.djvu/21

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
17
LES PRÉCURSEURS

le sang qui coulait de leurs entailles était le même. À présent, la guerre qui mêle le sang de France et d’Allemagne le leur fait boire dans le même verre, ainsi qu’aux héros barbares de l’antique épopée, pour leur union future. Qu’ils s’étreignent et se mordent, leur corps-à-corps les lie ! Ils ont beau faire : ces armées qui s’égorgent sont devenues moins lointaines de cœur qu’elles ne l’étaient alors qu’elles ne s’affrontaient pas. Elles peuvent se tuer, elles ne s’ignorent plus. Et l’ignorance est le dernier cercle de la mort. De nombreux témoignages, des deux fronts opposés, nous ont appris clairement ce désir mutuel, tout en se combattant, de lire dans les yeux l’un de l’autre ; ces hommes qui, de leur tranchée à la tranchée d’en face, s’épient pour se viser, sont peut-être ennemis, ils ne sont plus étrangers. Un jour prochain, l’union des nations d’Occident formera la nouvelle patrie. Elle-même ne sera qu’une étape sur la route qui mène à la patrie plus large : l’Europe. Ne voit-on pas déjà les douze États d’Europe, ramassés en deux camps, s’essayer sans le savoir à la fédération où les guerres de nations seront aussi sacrilèges que le seraient maintenant les guerres entre provinces, où le devoir d’aujourd’hui sera le crime de demain ? Et la nécessité de cette union future ne s’affirme-t-elle pas par les voix les plus opposées : un Guillaume II, avec ses « États-Unis d’Europe »[1], — un Hanotaux, avec sa « Confédération Européenne »[2], — ou les Ostwald et Hæckel, de piteuse mémoire, avec leur « Société des États », — chacun, bien entendu, travaillant pour son saint, mais tous ces saints étant au service du même Maître !…

  1. Voir conversation avec L. Mabilleau, Opinion, 20 juin 1908.
  2. Dans un récent numéro de la Revue des Deux Mondes.