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VIII

Tolstoy : L’esprit libre

Dans son Journal intime, dont Paul Birukoff vient de faire paraître la première édition française[1], Tolstoy rêve que son moi était, dans une vie précédente, un ensemble d’êtres aimés, et que chaque vie nouvelle élargit le cercle d’amis et l’envergure de l’âme[2].

D’une façon générale, on peut dire qu’une grande personnalité renferme en elle plus d’une âme, et que toutes ces âmes se groupent autour de l’une d’entre elles, de même qu’une société d’amis, sur laquelle s’établit l’ascendant du plus fort.

Dans le génie de Tolstoy, il y a plus d’un homme : il y a le grand artiste, il y a le grand chrétien, il y a l’être d’instincts et de passions déchaînés. Mais à mesure que la vie s’allonge et que son royaume s’étend, on voit plus nettement celui qui la gouverne : et c’est la raison libre. C’est à la raison libre que je veux ici rendre hommage. Car c’est d’elle, aujourd’hui, que nous avons tous besoin.

De toutes les autres forces, — à quelque degré si rare qu’elles soient en Tolstoy — notre époque ne manque pas. Elle regorge de passions et d’héroïsme ; elle n’est pas pauvre en art ; la flamme religieuse même ne lui est pas refusée. Au vaste incendie des peuples, Dieu —

  1. Genève, J.-H. Jeheber, éditeur.
  2. 7 décembre 1895.