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L’ÉVANGILE DE L’ENFANCE

je vis un beau nuage sombre d’orage qui s’étendait avec rapidité ; il enveloppa le ciel entier… Soudain, ourlant ce nuage, au-dessus de ma tête, passa un vol de grues d’une blancheur de neige. Le contraste était si beau que mon esprit s’égara dans des régions lointaines. Je perdis conscience et tombai ; le riz soufflé s éparpilla. Quelqu’un me ramassa et me rapporta dans ses bras au logis. L’excès du plaisir, l’émotion, m’accablaient… Ce fut la première fois que je fus ravi en extase… »

Il devait y passer plus de la moitié de sa vie. Déjà cette première extase décèle les caractères propres de l’emprise divine sur l’âme de cet enfant. L’émotion artistique, l’instinct passionné du beau, est le premier chemin qui le met en contact avec Dieu. Il est — nous le verrons pour la révélation, bien d’autres chemins : ou l’amour du prochain, ou celui de l’idée ; ou la maîtrise de soi, et celle du labeur probe et désintéressé ; ou la compassion, ou la méditation… Il les connaîtra tous. Mais le plus immédiat, chez lui, celui de sa nature, c’est le ravissement du beau visage de Dieu, qu’il voit dans tout ce qu’il voit. Il est artiste-né. Ah ! combien il diffère de cette autre « grande âme » — du Mahâtmâ de l’Inde, dont je me suis fait naguère l’Évangéliste européen, — Gandhi, l’homme sans art, l’homme sans visions, qui n’en veut pas avoir, qui s’en méfierait presque, l’homme qui vit en Dieu par l’action raisonnée ! Sa route est la plus sûre et la plus rassurante ; elle est celle qui convient au conducteur de peuples. La route de Ramakrishna sera bien plus dangereuse ; mais elle mène plus loin ; des précipices qu’elle longe, elle découvrira des horizons illimités. C’est celle de l’Amour.

Elle était celle de son peuple du Bengale, de cette race d’artistes et d’amants poètes. Elle avait trouvé son guide inspiré dans l’extatique amoureux de