Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/232

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le grand style de l’Inde, au sens profond[1] — ces deux miracles de l’esprit : Ramakrishna (1836-1886), le fou de Dieu, qui embrassait dans son amour toutes les formes du Divin, et son disciple, plus puissant encore que le maître, Vivekananda (1863-1902), dont la torrentielle énergie a, pour des siècles, réveillé dans son peuple épuisé le Dieu d’action, le Dieu de la Gitâ.

La vaste curiosité de Tolstoy ne les ignora point. Il lut les traités de Dayananda, que lui envoya le directeur de The Vedic Magazine (Kangra, Sakaranpur), Rama Deva. Dès 1896, il s’était enthousiasmé des premiers écrits parus de Vivekananda[2], et il savourait les Entretiens de Ramakrishna[3]. — C’est un malheur pour l’humanité que Vivekananda, lors de son voyage d’Europe en 1900, n’ait pas été orienté vers Iasnaïa Poliana. Celui qui écrit ces lignes ne peut se consoler, en cette année de l’Exposition Universelle où le grand Swami passait à Paris, si mal entouré, de n’avoir pas été celui qui relie les deux voyants, les deux génies religieux de l’Europe et de l’Asie.

Ainsi que le Swami de l’Inde, Tolstoy était nourri de l’esprit de Krishna, « seigneur de l’Amour[4] ». Et plus d’une voix de l’Inde le saluait comme un Mahâtmâ, un ancien Rishi réincarné[5]. Gopal Chetti, directeur de The New Reformer, qui se voua dans l’Inde aux idées de Tolstoy, le rapproche, en son écrit pour le Livre du Jubilé (1908), de Bouddhâ le prince qui renonça ; et il dit que, si Tolstoy était né aux Indes, il eût été tenu pour un Avatara, un Purusha (incarnation de l’Âme universelle), un Sri-Krishna.

Mais le courant fatal du fleuve de l’histoire allait

  1. Vivekananda disait de lui-même : « Je suis Çankara. » (le grand Vedantiste du viiie siècle).
  2. Yogas’s Philosophy. Lectures ou Râja Yoga or conquering internal nature, by Swami Vivekananda, New-York, 1896.
  3. Parahamsa Sri Ramakrishna, by Vivekananda, 2e édition, Madras, 1905.
  4. « Lord of Love », titre d’un ouvrage de Baba Premananda Bharati (1904), dont Tolstoy traduisit des fragments.
  5. Premananda Bharati, 1904.