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LE THÉÂTRE BOURGEOIS

le théâtre bourgeois au peuple et à la poésie à la fois. Mais bien qu’on y voie poindre les problèmes et les âmes populaires, elles portent pour la plupart la marque de l’esprit le moins populaire et le plus aristocratique qui soit. Le Repas du Lion en est le plus illustre exemple.

Je ne parle pas de la Comédie moderne. Elle ne manque pas de talent. Mais subtile et fade, sentimentale et corrompue, elle sent son public : une bourgeoisie oisive et dégénérée, qui n’a plus la force ni d’aimer, ni de haïr, ni de juger, ni de vouloir quoi que ce soit. Elle flotte indécise entre les berquinades et la pornographie, et parfois unit les deux en un mélange écœurant et niais. Ce théâtre n’a jamais représenté la nation. Il est une insulte à la nation. Je me souviens de l’indignation et du mépris que j’éprouvai, quand, venant à Paris pour la première fois, je découvris l’art des boulevards parisiens. L’indignation, je ne l’ai plus ; mais le mépris m’est resté. Un tel théâtre nous déshonore par sa renommée même. Il est la maison de débauche de l’Europe. Qu’il continue de pourrir, s’il lui plaît, sa clientèle cosmopolite : c’est affaire à elle ; cette basse élite peut se défendre ; et s’il lui plaît de s’avilir, laissons-la faire : il n’y a pas grand mal. Je serais presque tenté de dire à ses artistes, comme Timon à Phryné et à Timandra : « Soyez toujours… ce que vous êtes. Achevez de perdre ceux qui veulent être perdus. » — Mais ne touchez point au peuple. N’essayez pas de salir les sources de la vie. Quand on voit, aux lectures populaires, quel public ingénu, sincère, ouvert à toutes les impressions, est ce peuple resté jeune malgré les flétrissures et les misères, on songe au mot de

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