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m’étaient envoyés par un joueur que j’ai rencontré à Aix-les-Bains. Je me trompais…

Les soupçons reprirent quelque force ; Alexandre ricana :

— Tu viens de te livrer pieds et poings liés, imbécile ! Il n’y a pas un seul juge ni un seul juré qui hésiterait à te condamner…

Il prit une voix insinuante :

— Avoue !… C’est ce que tu as de mieux à faire — et c’est le seul moyen d’éviter le jugement et la prison. Car si tu n’avoues pas, aussi vrai que je m’appelle Alexandre-Hyacinthe Vérane, ma plainte sera déposée ce soir entre les mains du procureur de la République, et je me laverai les mains des conséquences ; tu l’auras voulu ! Si, au contraire, tu avoues, nous arrangerons l’affaire entre le loufoque, toi et moi. Avoue !

— Ce serait idiot, riposta amèrement Jacques. Je ne vous ai fait aucun tort.

— Nom de Dieu ! grogna Alexandre.

Car une sincérité si naïve éclatait sur la face de Jacques qu’il sentait les dernières traces de soupçon fondre comme la neige au soleil. Il en fut d’abord furieux. Puis, une joie obscure filtra à travers son affliction d’avare volé :

— Jure-le !… sur la mémoire de ton père et de ta mère, dit-il, presque avec douceur.

Jacques fit le serment demandé. Alexandre, les poings clos et les sourcils rapprochés, ne se sentit plus capable de croire à la coulpe de Jacques. Il grommela :

— Enfin ! c’est pourtant extraordinaire… c’est absurde… c’est inadmissible. Quel être fantastique a pu avoir l’idée de t’envoyer vingt mille francs ? As-tu gardé l’enveloppe ?

— Non.

— Tu n’as pas gardé l’enveloppe, misérable ! Tu as été assez bête pour détruire la seule présomption — vague — de ton innocence ?

Maintenant Jacques écoutait mal. L’aventure lui paraissait bien plus extraordinaire qu’elle ne pouvait paraître à l’oncle. Des rapprochements mystérieux se faisaient au fond de son être, qui le bouleversaient.

— Croyez-vous vraiment, dit-il, qu’il y ait un lien entre cet envoi et le vol ?

— Comment, si je le crois ! Il n’y a que deux hypothèses possibles : ou bien, malgré ton serment, c’est toi le voleur, ou bien c’est celui qui t’a envoyé l’argent.

— Pourquoi ? Il peut n’y avoir là qu’une coïncidence.

— Quintessence de bourrique ! Une telle coïncidence est à peu près impossible.

Les pensées tournoyaient en Jacques. S’il n’avait guère d’astuce, il ne manquait pas d’imagination ni de logique :

— Les hypothèses que vous êtes forcé de faire sont encore plus singulières, il me semble. Il faut en effet supposer qu’un inconnu soit allé vous voler pour me donner votre argent. Il a dû savoir que j’avais besoin de vingt mille francs. Il a dû s’introduire chez vous. Il a dû se procurer une clef de votre coffre-fort — ou encore se servir de votre clef. Un tel ensemble de circonstances serait surnaturel.

— Alors, c’est toi le coupable !

Mais Alexandre, frappé des observations du jeune homme, n’était pas loin d’attacher à la coïncidence une moindre valeur. D’autant plus que — ce qu’il se gardait bien d’avouer — il ne savait pas exactement combien on lui avait volé : quelque incertitude régnait dans ses comptes. Il lui manquait plus de quinze mille francs, mais peut-être pas tout à fait vingt mille. Il n’aurait même découvert le vol que beaucoup plus tard s’il n’y avait eu une liasse, déjà assez ancienne, dont il gardait les numéros.

— C’est bien ! dit-il enfin. Il n’y a qu’à remettre l’affaire dans les mains d’un juge d’instruction. Puisque tu n’es pas coupable, cette solution est simplement normale.

Sa bouche se crispa, comme s’il venait d’avaler quelque affreux acide ; ses soupçons s’éparpillaient au hasard ; il soupçonna même une machination obscure de son frère Gérard.

— Êtes-vous bien sûr qu’on vous a volé ? fit rêveusement le neveu.

— Si j’en suis sûr !… Mais j’ai les…

Il n’acheva point : la méfiance lui conseillait de ne confier à personne la preuve qui pouvait mettre le juge sur une bonne piste. Il épia une dernière fois Jacques, puis il alla rejoindre son gendarme et son automobile.

Jacques demeurait fiévreux et connaissait le remords. Il regrettait de n’avoir pu dire toute la vérité à l’oncle. Évidemment, cette vérité ne pouvait servir à rien du tout, ou plutôt elle ne pouvait qu’être nuisible. Tout de même, il était triste et humilié ; parce qu’on avait volé Alexandre, il se sentait coupable. Sans doute, il n’avait rien pris, et il était incapable de rien prendre, mais enfin il avait subi la tentation jusqu’à ouvrir le coffre-fort. Pour n’être qu’un simple geste, son péché ne l’en ferait pas moins rougir jusqu’à sa mort. Par ailleurs, il continuait à faire des conjectures. Aucune n’aboutissait, aucune ne s’attachait à un être, pas même au cocher Anselme, ni à la grosse Amélie. Il se persuada que c’était bien un inconnu qui s’était introduit au château, et presque sûrement un cambrioleur de profession.

Le surlendemain il reçut un billet d’Alexandre qui lui annonçait que la plainte était déposée et que Jacques serait appelé en témoignage chez le juge d’instruction. Cette nouvelle ne l’agita guère : il n’avait rien à dire et ne dirait rien. Mais, trois jours plus tard, en revenant de la forêt, accompagné de ses chiens, il trouva un quidam qui l’attendait, un long homme, au profil de slougui, qui regardait de côté, d’un air sournois. Il portait des bésicles de couleur orangée, qui servaient uniquement à protéger une vue lasse, car il n’était ni myope ni presbyte.

— Excusez-moi de ne vous avoir pas prévenu de ma visite, fit-il languissamment. J’ai dû venir à l’improviste, envoyé par M. Alexandre Vérane.

Sa voix était molle et rauque : il ne faisait aucun geste :

— Je suis un ancien agent de la Sûreté, avoua-t-il d’un air chagrin.

Peu à peu, ses yeux s’étaient fixés sur Jacques ; il ajouta :

— Vous devinez que je viens pour cette affaire — Elle se complique, monsieur. Elle se complique bizarrement.

— Qu’y puis-je faire ? s’exclama Jacques avec un mélange d’impatience et d’anxiété.

— Monsieur, reprit l’homme avec onction, vous pouvez m’aider dans mes recherches. Car il n’y a plus de doute — il n’y a plus l’ombre d’un doute : vous êtes intimement mêlé à l’affaire.

Jacques haussa les sourcils.

— Voulez-vous dire qu’il s’est produit un fait nouveau ?

— Un fait décisif.

L’homme avait une manière de tout examiner autour de lui, une manière sournoise qui énervait.

— Eh bien ! qu’y puis-je ? s’écria Jacques. Ce n’est vraiment pas de ma faute si je suis mêlé à tout ça.

— Je le jurerais ! acquiesça l’autre. Mais vous y êtes mêlé tout de même. Il ne dépend pas de nous, monsieur, d’être ou de n’être pas mêlés à une affaire : comment un événement pourrait-il dépendre de créatures qui sont venues au monde sans avoir rien fait pour cela, et qui vivent sans avoir la moindre idée de ce qu’elles font dans la vie ?.. Nul ne peut savoir s’il finira dans son lit ou sur la bascule d’une guillotine… Voyez Marie-Antoinette !… En attendant vous pouvez, comme je l’ai dit, m’aider à éclaircir l’affaire.

— Je voudrais d’abord savoir pourquoi je suis impliqué plus étroitement aujourd’hui qu’hier ? fit Jacques avec acrimonie.

— Ce sera demain le secret de polichinelle. Il est bon, d’ailleurs, que vous le sachiez. Voici : parmi les billets de banque que vous avez remis à M. Gérard Vérane, et que M. Vérane a remis à une tierce personne, il s’en trouve dix qui portent des numéros communiqués par votre oncle à M. le juge d’instruction Philippeaux et à moi-même.

Une émotion obscure, mais profonde, agita l’âme de Jacques. Et l’événement lui parut si extraordinaire que, malgré sa crédulité, il douta.

— Est-ce qu’on me tend un piège ? demanda-t-il avec amertume.

— Ce serait un piège stupide, fit doucement l’homme. En fait, si la coïncidence est bizarre, elle n’en est pas moins la sainte vérité. Et quelle que soit votre nature optimiste ou pessimiste, vous ne saurez méconnaitre que c’est grave.

— Pour moi ?

— Pour vous si l’on était résolu à agir contre vous.