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Il n’y avait pas de raison pour que cela ne me menât pas jusqu’à ma vingtième année, époque où il était convenu qu’on m’emballerait pour la capitale. Mais je devais être une victime des circonstances. Un beau matin, le dentiste entreprit, je ne sais pour quelle cause, un voyage qui devait durer trois ou quatre jours. L’idée que sa femme allait être seule me causa d’abord un mystérieux plaisir, puis me remplit de je ne sais quelle confuse inquiétude. Me voilà allant et venant, surveillant de loin une enseigne qui comportait une énorme mâchoire dorée et divers instruments symboliques. En vain, luttai-je contre ce que je sentais être une imbécillité : de tout le jour, je ne fus jamais une demi-heure sans aller guigner la maison du dentiste.

Le soir vint, un soir brumeux et morose, un de ces soirs d’automne qui, dans le Nord, ont quelque chose de la navrance des soirs anglais. À peine quelque artisan attardé et quelque pilier de cabaret circulaient dans les rues de la petite ville. Couvert d’un manteau et coiffé d’un chapeau à bords rabattus, qui me rendaient méconnaissable dans la pénombre, je continuais mon absurde surveillance. Peu à peu j’étais arrivé à la conviction que mon aimée courait un péril. Des histoires de crime me traversaient la tête, qui prenaient d’autant plus de consistance que le dentiste habitait un peu à l’écart, au coin du mail. Et puis (les deux choses se mêlaient étrangement dans ma cervelle), à force de m’hypnotiser sur la maison, j’étais pris d’un désir violent d’y entrer, de me jeter aux pieds de la jeune femme, de lui déclarer enfin mon amour. Plein de ces pensées, j’avais fini par approcher de la porte. Ici, un de ces hasards qui décident de la destinée vint simplifier la situation : la porte, par la faute d’une servante ou pour toute autre cause, était entre-bâillée. Je la poussai, et en même temps le diable me poussa : j’étais dans le corridor, je me heurtai contre un porte-parapluie qui se renversa avec un bruit de ferraille.

Tandis que je m’arrêtais, glacé, médusé, un rai de lumière me frappa au visage et je vis devant moi une grosse domestique barbue qui me demanda :

— Que désirez-vous ?

— Je désire voir Mme Delmar, fis-je ; j’ai mal à une dent…

Ma réponse n’était pas aussi ridicule qu’elle en avait l’air. Il faut savoir que ma bien-aimée aidait fort dextrement son époux dans l’art d’extraire des chicots au prochain. Non seulement, elle y aidait, mais, bravant les ordonnances, elle ne se gênait pas, dans un cas pressé, le mari absent, pour débarrasser les clients d’une molaire douloureuse. Or, j’avais justement une dent qui, de-ci de-là, me faisait sentir, avec douceur encore, sa carie.

— Entrez ! fit la bonne d’un air bourru, en m’introduisant dans un petit salon. Je vais avertir madame.

Le cœur me battit furieusement. Et, en une seconde, ma résolution fut prise : à défaut d’autre prétexte pour justifier ma visite, je me laisserais extirper ma mâchelière. Cette décision héroïque me remplit d’un incroyable enthousiasme. Je me figurais d’extraordinaires délices à être étendu devant elle dans le classique fauteuil, à sentir le frôlement de sa manche, et surtout à voir sa main brune s’avancer vers mes lèvres, comme pour recevoir un baiser. J’en avais l’eau à la bouche !

Je n’attendis pas longtemps : les cheveux de ténèbres, le visage mat de la jeune dentiste apparurent, et je me mis à balbutier, plein de trouble. Mais son sourire, un sourire un peu professionnel quand j’y pense, me rassura. Je devins héroïque. J’expliquai rapidement que j’avais mal, j’entrai sans appréhension dans le lieu du supplice et m’installai dans le fauteuil opératoire.

Ce fut d’abord très doux. Je vis de près ce visage qui hantait mes jours et mes nuits : de grandes prunelles de velours se fixèrent sur mon visage, une main douce et fine me toucha la tête pour rectifier la position, des étoffes soyeuses bruirent…

À cette époque, le principe, surtout dans les petites villes, était encore d’arracher, plutôt que de guérir. Et quant aux anesthésiques, leur règne venait à peine d’éclore : on ne les utilisait guère chez le dentiste.

Ma bien-aimée me dit d’une voix argentine :

— Elle est avancée… Il faudra l’extraire.

Elle avait un sourire tendre, un air penché, un regard rêveur. Je me figurais être proche du Jardin des Hespérides, plutôt que du supplice. Et je lui murmurai langoureusement :

— Comme vous voudrez !

Elle se mit à enrouler, avec grâce, de la toile autour d’un davier. Je la regardais faire. Et peu à peu, les cheveux me parurent trop noirs, les yeux trop sombres, le visage si régulier qu’il en était dur et la bouche implacable. Il me semblait qu’à chaque tour de la toile, une douceur s’enlevait d’elle. Quand elle revint à moi, je dus me roidir pour ne pas sauter sur elle et lui arracher l’instrument. Mais un dernier sursaut de mon amour me donna du courage. J’ouvris la bouche en m’attachant de toute la force de mes mains aux bras du fauteuil. Brusquement, il se passa quelque chose d’affreux dans les racines de mon être ; ma mâchoire craqua épouvantablement, je crus qu’on m’arrachait la tête.

Et quand la dent vint enfin, je sentis bien que le même instrument qui me l’avait extirpée, m’avait extirpé mon amour.

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LA PREMIÈRE MAÎTRESSE



J’ai toujours été surpris, fit doucement Perdange, de l’espèce de honte, voire de haine rétrospective, qui s’éveille chez beaucoup d’hommes au souvenir de leur première aventure galante, quand cette aventure eut pour héroïne une vieille femme. Vraiment, je n’en vois pas la raison. Est-ce que nos amours de prime jeunesse ne sont pas, presque fatalement, quelque chose d’avorté, de vain et de misérable ? Ou bien nous séduisons sans pitié une jeune créature, avec la volonté nettement préétablie qu’elle sera tout juste notre maîtresse, ce qui, en bon français, signifie que, d’avance, nous escomptons la rupture, ou bien nous débutons sinistrement, à la course ou à l’heure, avec de lamentables salariées. C’est enfin, à l’entrée dans le Pays du Tendre, le plaisir suivi d’un lâche sacrifice ou le plaisir sans contre-partie — deux choses fondamentalement mélancoliques, ternes et féroces. Et toutefois, il faut bien, dans notre société, que le gars débute. D’une part, la nature, rendue plus impérieuse par l’hérédité, et d’autre part, des traditions sociales toutes-puissantes, ne lui permettent guère d’attendre le mariage. Faible créature dominée par son milieu, on ne saurait vraiment exiger qu’il soit plus sage et plus patient que ne le furent son père et son grand-père, ni qu’il échappe à l’influence de ses compagnons. Dès lors, le mieux ne serait-il pas que sa force, perdue pour la famille et pour la nation, eût tout au moins quelque destination inoffensive, et que, parmi tant de vieilles veuves ou d’épouses définitivement abandonnées, il fit un peu de bonheur ?

Ce raisonnement va sans doute vous paraître ridicule. Il m’est suggéré par les faits : comme pour tant d’autres, la première femme qui me fit connaître l’ardent oubli fut une personne déjà bien mûre, puisqu’elle parfaisait sa cinquantième année. Eh bien ! j’ai gardé de cette aventure réputée humiliante un très frais et joli souvenir.

Je touchais de près à la vingtaine, et toutefois, malgré un tempérament vif, je n’avais pu réussir à perdre mon ignorance. La timidité y était pour une part considérable, une peur inconsidérée, maladive, des dames qui servent l’amour par portions, avait fait le reste. D’ailleurs, cela n’a aucune importance. Le fait est que, à la fin de l’été 18… j’arrivai chez ma tante Evrardine, comme Daphnis avant l’arrivée de l’excellente Lycenion. Je devais passer une quinzaine de jours chez ma parente, selon les instructions de mon père, qui voulait fermement que les écus de cette vieille personne ne prissent, à sa mort, d’autre chemin que celui de mon escarcelle : il m’était loisible de prolonger mon séjour aussi longtemps que je le voudrais, mais non de le raccourcir. La