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aimée. J’essayai de nous rapprocher par la douce familiarité d’une caresse, — mais je sentis que Jeanne se roidissait plus encore qu’à la première tentative. Cette résistance commença à me paraître singulière.

— Jeanne, lui dis-je à mi-voix… tu ne m’aimes donc pas ?

Elle, d’un air distrait :

— Si… je t’aime encore

— Encore ? répétai-je, étonné… Que veux-tu dire ?

Elle ne répondit pas. Elle parut inquiète, rêveuse, lointaine. J’eus le sentiment qu’il avait dû survenir quelque chose, avant ou pendant son voyage. Je repris, avec sollicitude :

— Tu n’as point eu d’ennuis ?…

— Non.

— Il ne l’est rien arrivé ?

Elle répondit tout bas :

— Si, il m’est arrivé quelque chose…

— Ton mari… tes parents ?

— Non, personne.

Elle parlait d’un air de découragement, de lassitude ; ses beaux yeux refusaient obstinément de se fixer sur les miens. Je me sentis envahir d’une inquiétude mystérieuse, puis d’un violent désir de connaître l’état d’âme véritable de la jeune femme :

— Je t’en conjure, lui dis-je, — la vérité !

Elle ne me répondit pas : elle demeura immobile ; il me semblait que, de seconde en seconde, elle devenait plus étrangère. Elle dit enfin :

— Il y a quelqu’un entre nous !… L’autre jour encore, j’étais toute à toi… je t’aurais suivie au bout du monde…

— Et maintenant ? fis-je avec amertume.

Elle reprit d’une voix plaintive :

— Je ne le pourrais plus ! Et ce n’est, crois-moi, ni faiblesse ni versatilité féminine. Ma résolution était bien prise. Rien ne me retenait, — rien n’aurait pu me retenir de ce qui existait dans ma vie. Mais cette grande chose est venue qui change le monde. C’est, il y a quatre jours, en consultant mon carnet, — une date n’a frappée, confondue, — une chose à laquelle j’étais à mille lieues de penser, m’a remplie d’inquiétude, de tristesse, presque d’épouvante. C’était au moment où je venais d’accepter la fuite, où j’avais choisi le lieu de notre rencontre, — et je ne songeai pas une minute à modifier mes projets. Mon amour pour toi n’en semblait que plus emporté, plus exclusif, — et presque aurais-je maudit… Mais le soir, la nuit, le jour qui suivirent, il sembla qu’une métamorphose profonde s’opérât dans mon être… Oh ! pas de vains remords, pas de regret, pas même de prévoyance pour l’avenir… rien que la Présence de quelqu’un, — la croissance d’une âme… En même temps, la haine contre mon mari — qui m’était venue par amour pour toi — diminuait, s’effaçait. Je sentais que l’homme avec qui je partageais ce divin mystère ne pouvait, jamais plus, me redevenir étranger, — je songeais qu’il n’avait eu aucune part à la tromperie de mon père, que je n’avais pas un seul acte à lui reprocher. Je t’aimais encore pourtant, je ne voulais pas manquer à une parole solennelle, et je pris malgré tout le train qui devait m’amener ici.

À mesure qu’elle parlait, je me sentais envahir d’une tristesse infinie ; je la regardais presque du regard dont on voit mourir un être. Sa voix était suppliante, humble, brisée :

— Quand je te vis, reprit-elle, il se fit en moi un grand tumulte. Je compris que je t’aimais encore, mais lorsque tu voulus m’attirer, j’eus peur de ta caresse, je sentis plus fortement une Présence, — et depuis, de minute en minute, j’ai compris que je resterais t’aimer dans le passé, mais que d’avenir se fermait.

Elle laissa retomber sa tête charmante, ses bras languissants. Et je compris qu’elle n’avait rien dit qui ne fût définitif. D’abord mon cœur gronda ; la révolte et la fureur se partagèrent ma poitrine. Puis, une mélancolie sans bornes, le sentiment de l’irrévocable — et quelque amère charité pour ma sœur humaine. Je m’arrêtai à la contempler en silence, — sa bouche étincelante, la funeste séduction de son visage, la voluptueuse beauté épandue dans son attitude et dont je devais ignorer à jamais le délice.

Je m’approchai. La durée d’un éclair, nos yeux s’unirent, une ferveur amante parut sur ses lèvres, le passé brilla… Mais nos destinées s’étaient disjointes : je sentis l’Inconnu qui me chassait et donnait l’amour de cette femme à un autre homme.

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LE TERRE-NEUVE



Ah çà ! mais vous le soignez comme un frère ! s’écria la petite baronne de Sarreville, qui venait de surprendre Camille Seignes, dans l’isba, en train de médicamenter le vieux chien terre-neuve.

— Vous l’avez dit… comme un frère… ou du moins comme le plus ancien et le plus sûr de mes amis… Dans toute sa vie de chien, ce brave Annibal n’a pas un seul tort à se reprocher envers ses maîtres… Et puis, c’est mon sauveur… Sans lui… ah ! sans lui !…

Camiile tourna ses yeux charmants vers la grande pelouse et vers les soies froissées, fripées, des dahlias et des roses d’automne…

— Oui… sans lui, ma vie était positivement perdue !

— Il vous a repêchée ? demanda la petite Sarreville.

— Mieux que ça… Annibal m’a sauvée de moi-même… il m’a assuré la vie franche, la vie fière… hors de laquelle tout ne m’eût été que nausée et détresse.

Et, passant sa petite main sur la grosse tête d’Annibal, que tourmentait la fièvre :

— Ce serait un des quatre-vingt-dix-neuf contes du chanoine Schmidt, ma chère… s’il ne roulait sur un sujet proscrit dans cette anthologie morale… Cela remonte à douze ans, presque tout juste… par un jour comme celui-ci, un jour où l’orage ne veut pas éclater, où une buée molle et chaude fond la chair et remplit l’âme de voluptés lâches.

J’étais une petite épouse au moment critique… au moment où le mari montre ses défauts, et où, par surcroît, il a une crise de nostalgie… la nostalgie de la fête et des amours nomades… Pas d’enfant, après quatre ans de mariage… je ne sais vraiment pour quelle cause, puisqu’il en devait venir si facilement plus tard… Souvent seule, presque délaissée, lectrice trop naïve de ces romans dits chastes, qui sont pleins de poison, de tendresse perfide, de mensonge tiède, je soupirais plus souvent qu’à mon tour. Surtout cet été de 1886 fut terrible. Jacques me lâchait à chaque moment pour des courses inquiétantes… me laissait seule, dans ce château construit par un architecte à l’imagination idyllique… Ah ! ma chère, que les fleurs me parfumaient follement ! que les pollens me racontaient d’histoires émouvantes ! quelle haleine équivoque montait, le soir, de la pelouse, et quelle légende merveilleuse se déroulait avec les constellations héroïques : Persée, Andromède, le Cygne !…

Puis, l’occasion me frôlait, me tentait, chaque jour m’offrait ses beaux cheveux d’or. Sur l’autre colline, là-bas, au château des Freux, habitait le Jason, le Thésée, celui qui sille vers le Jardin des Hespérides ou celui qui enlève l’Ariane soupirante. Toutes ces phrases, ma belle, pour vous dire que Marcel de Vrièze rôdait autour de moi, qu’il était joli, leste, adroit, astucieux et sans scrupules.

Il avait ses grandes entrées chez nous. Jacques, avec l’aveuglement si fréquent chez les hommes sagaces, lorsqu’il s’agit de leur épouse légitime, encourageait les visites de Marcel, et Marcel venait en tout temps, que mon seigneur et maître y fût ou n’y fût point. Il me faisait une cour parfaite, j’entends merveilleusement adaptée à mon caractère et à ma candeur ! Sur les pelouses, dans les allées, ma vertu courait la poste. Marcel menait à grande allure vers un but que je n’appréhendais pas, que je croyais à une distance infinie. Les signes ne me manquaient pas, cependant, mais j’étais comme ces gens qui regardent tourner des phares au bord de la mer ou des disques sur les voies ferrées, sans connaître le sens de ces lumineux hiéroglyphes.

Un après-midi, nous nous engageâmes dans le parc. C’était, je vous l’ai dit, un jour humide et tiède, un jour où l’on respire vite et mal. L’orage était dans les nues et ne s’en dégageait point. Les fleurs avaient des parfums de fièvre : les feuilles semblaient reverdir ; nous marchions d’un pas languide, chavirés de tendresse, imbibés du vouloir rusé des choses.

Nous parvînmes ainsi dans une clairière, et là, Marcel