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mit successivement un louis, deux louis, cent francs, deux cents francs que le râteau emporta. Le sang-froid lui était complètement revenu. Il gagna dix, vingt, quarante louis, et s’arrêta, haletant.

— Faites vos jeux, messieurs !

Il allait miser mille francs, lorsqu’une voix grommela :

— Ah ! non…

Tandis qu’une longue main verdâtre, qui s’était avancée à mi-chemin du tableau pour déposer une plaque, se retirait brusquement. Ce geste hypnotisa Jacques, qui n’osa jouer…

Le banquier tourna un neuf.

Alors, Jacques regarda de biais l’individu à la main verdâtre. Il vit une face rude et boucanée, un menton fourchu, des yeux dévorants, de couleur ardoise, des yeux aventureux, ironiques et sagaces.

L’inconnu considéra d’abord le jeune homme avec impatience, puis il eut un sourire de coin.

— Pas maintenant, lui dit-il à l’oreille.

Jacques obéit. Par trois fois, la banque rafla toutes les mises.

— Allons-y ! chuchota de nouveau le personnage, en déposant plusieurs plaques. Jacques, sans hésiter, risqua un billet de mille, gagna, laissa le gain et la mise, gagna encore.

— Stop ! susurra l’homme.

Jacques ramassa son gain et attendit. Deux fois la banque emporta tout… Puis, la longue main s’avançant, Jacques jeta un billet de cinquante louis et gagna. Lorsqu’il eut réussi quatre fois le même coup, il se sentit étreint au bras ; on lui disait :

— Venez !

Il se laissa faire sans résistance : il aurait risqué son gain d’un trait sur une parole de l’inconnu. Quand ils furent à quelques pas de la table, celui-ci grommela :

— Qu’est-ce que vous faites ici ? Vous n’êtes pas un joueur.

— Je n’ai jamais joué, avoua Jacques.

L’autre eut une sorte de rire triste.

— Je vous ai donné une part de ma chance, parce que votre physionomie m’a plu…

— Vous gagnez donc toujours ? demanda naïvement Vérane.

Le rire triste devint un rire sardonique.

— Je gagne et je perds. Mais de temps en temps j’ai ma voix… comme tous les joueurs nerveux. Alors, je joue à coup sûr… à condition de ne pas jouer gros jeu.

— Pourquoi ?

— Parce que le gros jeu me trouble… je n’entends plus ou j’entends de travers. Il faut être dans une disposition spéciale… cette excitation lucide qui conduit le général à la victoire et le savant à la découverte. Cela m’arrive une fois tous les huit ou dix jours. Quand j’obéis strictement à la voix, pendant un quart d’heure, vingt minutes, plus longtemps parfois, je gagne sans désemparer. Quoique mes mises soient relativement modestes, cela fait encore d’assez jolies sommes qui équilibrent mes pertes, car au bout du compte celles-ci, en temps ordinaire, sont un peu plus élevées que celles-là…

Il parlait d’une voix rauque, mais agréable.

— Ce soir, c’est fini ! Je n’entendrai plus rien. C’est pourquoi je vous ai retiré de la table. Avez-vous gagné ce que vous avez voulu ?

— Non, fit Jacques. J’ai environ dix mille francs. Il m’en faut le double.

— Diable ! dit le joueur. Ça doit être pour une cause grave.

— Très grave.

— Et, bien entendu, il ne s’agit pas de votre propre personne ?

— Non, fit Jacques surpris. Comment le…

— Comment le sais-je ? interrompit l’homme. Il ne faut pas être très observateur pour le deviner. Vous avez un visage effrayant, jeune homme : il parle comme un livre ! Je ne vous conseille pas de vous faire commerçant ni diplomate ; vous seriez roulé !

Jacques le suivait, séduit. Cet homme lui inspirait une confiance magnétique. Ils quittèrent les salons et se trouvèrent dans le jardin. Une brise tendre apportait les parfums de la montagne. Les constellations traçaient leurs figures éternelles au-dessus des feuillages. Une musique fine sourdait du théâtre.

— Il vous faut absolument ces vingt mille francs ? demanda l’inconnu.

— Absolument.

— Dommage… car le jeu seul peut vous les donner. Jouez donc, mon pauvre enfant.

Jacques se tourna vers la Villa des Fleurs.

— Pas encore ! fit son compagnon. Il ne faut jamais reprendre trop vite une partie interrompue. Attendez encore une demi-heure… Surtout, en cas de perte, gardez-vous d’aller jusqu’au bout. Mettez trois ou quatre mille francs en réserve. Qui sait si, demain, je n’aurai pas un retour de chance ?

Ils se promenèrent. De-ci, de-là, un couple passait, le parfum d’une femme se mêlait aux arômes de la brise. Le compagnon de Jacques discourait par intermittences. C’était un esprit bizarre, un peu chaotique, non sans charme, une de ces épaves brillantes qui pullulent dans les lieux de plaisir. Il s’intéressait évidemment au jeune homme et, quand la demi-heure fut écoulée, il lui remit son adresse : Philippe Coursel, au Grand Hôtel.

— Venez me voir demain… avant de retourner dans la géhenne. Je ne vaux pas grand’chose, mais j’ai de l’expérience — et je serais tout à fait heureux de vous rendre service. Ce n’est pas de la blague.

Jacques rentra dans le Casino. Il se sentait très seul et désarmé, il aurait volontiers remis la partie au lendemain. Une force bourrue le poussait, à laquelle il finit par obéir. Après avoir, selon l’avis de Coursel, mis quatre mille francs à part, il s’avança pesamment vers une table.

La partie était animée. Un homme gras et jaune, connu pour son estomac, tenait la banque. Pendant un quart d’heure, Jacques joua avec des alternatives de gain et de perte, mais la perte dépassait le gain. Il misait prudemment. Puis il s’anima, il jeta des enjeux considérables. Il lui semblait entendre cette voix dont parlait l’inconnu, et la veine le favorisait. Après trois quarts d’heure, six mille francs s’ajoutaient à son gain. Le sang lui montait à la tête ; il avait le vertige ; une impatience violente le secouait. D’ailleurs, la fièvre grandissait autour de lui. La banque gagnait, mais non d’une manière continue. Jacques, voulant en finir, ne cessait plus de jouer. Son gain s’accrut, baissa, s’accrut encore, puis baissa définitivement… Quand onze heures sonnèrent, il n’avait plus que sa réserve.

Une rage sourde le poussait au risque suprême. Il fouilla dans sa poche et trouva d’abord son porte-cartes qu’il ouvrit vivement pour revoir les petites fleurs de Rose… Elles avaient disparu… Il chercha dans toutes ses poches et dans son portefeuille. Une crainte superstitieuse le saisit : il lui sembla que rien, ce soir, ne pourrait surmonter la déveine, et il s’éloigna, chancelant, dans la grande nuit bleue, sous le ciel enchanté de la Savoie.

Parce qu’il était jeune et sain, il s’endormit d’un sommeil de plomb ; mais il s’éveilla après peu d’heures et subit le supplice de l’insomnie. Les souvenirs et les images passaient comme dans quelque cinématographe où l’on aurait entremêlé les scènes. Il revivait avec une intensité intolérable ces minutes où il avait hésité devant le coffre-fort. Ses scrupules tantôt lui semblaient tout simples et irrésistibles, tantôt stupides ou lâches. Il entendait la voix de Rose qui chuchotait près de l’étang glauque : « On peut toujours aider ceux qu’on aime. » Il revoyait la silhouette flexible et les grands yeux secrets de l’errante. En même temps se dessinait la forme fière de Louise et son visage passionné ; il s’étonnait d’accorder à Rose une importance égale à celle de la fille magnifique de Vérane.

Recru de fatigue, il fut cependant saisi d’un irrésistible besoin de marcher, Ses pas le menèrent au bord du Bourget, où son adolescence avait fait des rêves de bonheur, où il récitait les vers du grand Burgonde dont il avait le culte.

— Comme il s’en revenait, il fut surpris de voir Coursel qui cheminait lentement.

— Pas besoin de vous demander si la fortune a été rosse ! fit le joueur. Votre visage marque la déroute aussi nettement que cette girouette marque le vent d’Est. J’espère que vous avez gardé une réserve ?

— J’ai suivi vos conseils, répondit Jacques.

— Tout peut donc se refaire.

Il avait pris le bras de Jacques et s’y appuyait familièrement.

— Tâchons d’être en forme, grommela-t-il. Un bon joueur ne doit être ni gai ni triste… La gaieté est aveugle et sotte… la tristesse sourde et gaffeuse. Au bord des