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Viens, dans la solitude, ô sage Blanche-Peau,
Loin d’un monde si fou, viens, frère na-houllo !
Au-delà du Grand Lac, dans le pays de France,
Je fus ton compagnon d’exil et de souffrance :
Au sein de la Patrie et de ses bois sacrés,
Nous ne serons jamais par le sort séparés ;
Je serai, dans ces bois et ton guide et ton frère :
Dans ces bois, avec Dieu, l’homme est-il solitaire ?
Les lacs ont des poissons ; les arbres ont des fruits ;
Les feuillages épais nous forment des abris. —
Viens ! j’ai ma peau de buffle et j’ai ma carabine :
Viens bâtir avec moi ta cellule divine !
Unis dans le désert autant que dans l’exil,
Nous braverons tous deux chaque attrayant péril ! —
Dans les calmes forêts, oh ! que les nuits sont belles !
La Nature a pour nous des larmes maternelles ! —
Répondez, Daniel Boon, Audubon, Bas-de-Cuir,
Éloignés des cités, avez-vous pu jouir ?
Éloignés de la foule, indépendants, nomades,
Sous la voûte azurée ou les vertes arcades,
Avez-vous regretté le coupable bonheur,
Qu’offre, au prix du salut, le monde décepteur, —
Lui, que le Dieu Sauveur, dans sa sainte justice,
Abandonne à Satan, comme plein de malice ?
Ce monde esclave et vain, l’avez-vous regretté ?
Parcourant les déserts, fils de la liberté,
Votre âme, à l’unisson des grandes harmonies.
A-t-elle regretté tant de cacophonies ?
 Le monde a ses élus, ainsi que le désert ;
Mais que le nombre est grand qui chaque jour s’y perd !
Que le fleuve du vice y soulève de fange,
Et qu’il faut de vertus pour en sortir un ange !
Viens dans la solitude, itibapishi ma ;
Viens prier et chanter, na-houllo taloa !
Les saintes passions sont toujours solitaires ;
L’aigle bâtit son nid sur les cimes austères !
Vois la colombe, ô frère, et vois le whip-poor-will :
Comme à l’oiseau, pour vivre, à l’homme que faut-il ?
L’homme est plus que l’oiseau ; l’homme, en quittant le monde,
Trouve dans la Nature une mère féconde !
Tu sais que l’ianash, au bruit des pas humains.
Mugit en bondissant, et fuit tous les chemins :
Sois semblable au bison, en son instinct sauvage.
Et d’un monde insensé fuis le lâche esclavage ! —
Viens dans la solitude, itibapishi ma ;
Viens prier et chanter, na-houllo taloa !
Le grand désert succède à la savane immense ;
L’infini parcouru, l’infini recommence ;
Et l’âme, y respirant une sainte fierté,
Des vrais enfants de Dieu trouve la liberté !…