Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/387

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louer qu’à me blâmer : je suis nul désormais parmi les hommes, & c’est tout ce que je puis être, n’ayant plus avec eux de relation réelle, de véritable société. Ne pouvant plus faire aucun bien qui ne tourne à mal, ne pouvant plus agir sans nuire à autrui, ou à moi-même, m’abstenir est devenu mon unique devoir, & je le remplis autant qu’il est en moi. Mais dans ce désœuvrement du corps mon ame est encore active, elle produit encore des sentimens, des pensées, & sa vie interne & morale semble encore s’être accrue par la mort de tout intérêt terrestre & temporel. Mon corps n’est plus pour moi qu’un embarras, qu’un obstacle, & je m’en dégage d’avance autant que je puis.

Une situation si singuliere mérite assurément d’être examinée & décrite, & c’est à cet examen que je consacre mes derniers loisirs. Pour le faire avec succès il y faudroit procéder avec ordre & méthode : mais je suis incapable de ce travail & même il m’écarteroit de mon but qui est de me rendre compte des modifications de mon ame & de leurs successions. Je ferai sur moi-même à quelqu’égard, les opérations que font les physiciens sur l’air pour en connoître l’état journalier. J’appliquerai le barometre à mon ame, & ces opérations bien dirigées & long-tems répétées me pourroient fournir des résultats aussi sûrs que les leurs. Mais je n’étends pas jusque-là mon entreprise. Je me contenterai de tenir le régistre des opérations sans chercher à les réduire en systême. Je fais la même entreprise que Montaigne, mais avec un but tout contraire au sien : car il n’écrivoit ses Essais que pour les autres, & je n’écris mes rêveries que