Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/393

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mélange d’impression douce & triste, trop analogue à mon âge & à mon sort, pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyois au déclin d’une vie innocente & infortunée, l’ame encore pleine de sentimens vivaces & l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déjà flétries par la tristesse & desséchées par les ennuis. Seul & délaissé je sentois venir le froid des premieres glaces, & mon imagination tarissante ne peuploit plus ma solitude d’êtres formés selon mon cœur. Je me disois en soupirant : qu’ai-je fait ici-bas ? J’étois fait pour vivre, & je meurs sans avoir vécu. Au moins ce n’a pas été ma faute, & je porterai à l’Auteur de mon être, sinon l’offrande des bonnes œuvres qu’on ne m’a pas laissé faire, du moins un tribut de bonnes intentions frustrées, de sentimens sains, mais rendus sans effet, & d’une patience à l’épreuve des mépris des hommes. Je m’attendrissois sur ces réflexions, je récapitulois les mouvemens de mon ame dès ma jeunesse, & pendant mon âge mûr, & depuis qu’on m’a séquestré de la société des hommes, & durant la longue retraite dans laquelle je dois achever mes jours. Je revenois avec complaisance sur toutes les affections de mon cœur, sur ses attachemens si tendres mais si aveugles, sur les idées moins tristes que consolantes dont mon esprit s’étoit nourri depuis quelques années, & je me préparois à les rappeller assez pour les décrire avec un plaisir presque égal à celui que j’avois pris à m’y livrer. Mon après-midi se passa dans ces paisibles méditations, & je m’en revenois très-content de ma journée, quand au fort de ma rêverie, j’en fus tiré par l’événement qui me reste à raconter.