Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/396

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rivé au Temple, je pensai que puisque je marchois sans peine il valoit mieux continuer ainsi ma route à pied, que de m’exposer à périr de froid dans un fiacre. Je fis ainsi la demi-lieue qu’il y a du Temple à la rue Plâtriere, marchant sans peine évitant les embarras, les voitures, choisissant & suivant mon chemin tout aussi-bien que j’aurois pu faire en pleine santé. J’arrive, j’ouvre le secret qu’on a fait mettre à la porte de la rue, je monte l’escalier dans l’obscurité, & j’entre enfin chez moi sans autre accident que ma chûte & ses suites, dont je ne m’appercevois pas même alors.

Les cris de ma femme en me voyant, me firent comprendre que j’étois plus maltraité que je ne pensois. Je passai la nuit sans connoître encore & sentir mon mal. Voici ce que je sentis & trouvai le lendemain. J’avois la levre supérieure fendue en-dedans jusqu’au nez, en-dehors la peau l’avoit mieux garantie, & empêchoit la totale séparation, quatre dents enfoncées à la mâchoire supérieure, toute la partie du visage qui la couvre extrêmement enflée & meurtrie, le pouce droit foulé & très-gros, le pouce gauche griévement blessé, le bras gauche foulé, le genou gauche aussi très-enflé & qu’une contusion forte & douloureuse empêchoit totalement de plier. Mais avec tout ce fracas, rien de brisé, pas même une dent, bonheur qui tient du prodige dans une chûte comme celle-là.

Voilà très-fidellement l’histoire de mon accident. En peu de jours cette histoire se répandit dans Paris tellement changée & défigurée qu’il étoit impossible d’y rien reconnoître. J’aurois dû compter d’avance sur cette métamorphose ; mais