Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t10.djvu/404

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est vrai, mais je me croyois aimé d’eux, & mon cœur jouissoit de l’amitié qu’ils m’avoient inspirée en leur en attribuant autant pour moi. Ces douces illusions sont détruites. La triste vérité que le tems & la raison m’ont dévoilée, en me faisant sentir mon malheur, m’a fait voir qu’il étoit sans remede & qu’il ne me restoit qu’à m’y résigner. Ainsi toutes les expériences de mon âge sont pour moi dans mon état sans utilité présente, & sans profit pour l’avenir.

Nous entrons en lice à notre naissance, nous en sortons à la mort. Que sert d’apprendre à mieux conduire son char quand on est au bout de la carriere ? Il ne reste plus à penser alors que comment on en sortira. L’étude d’un vieillard, s’il lui en reste encore à faire, est uniquement l’apprendre à mourir, & c’est précisément celle qu’on fait le moins à mon âge ; on y pense à tout, hormis à cela. Tous les vieillards tiennent plus à la vie que les enfans, & en sortent de plus mauvaise grace que les jeunes gens. C’est que tous leurs travaux ayant été pour cette vie, ils voient à sa fin qu’ils ont perdu leurs peines. Tous leurs soins, tous leurs biens, tous les fruits de leurs laborieuses veilles, ils quittent tout quand ils s’en font. Ils n’ont songé à rien acquérir durant leur vie qu’ils pussent emporter à leur mort.

Je me suis dit tout cela quand il étoit tems de ne le dire, & si je n’ai pas mieux su tirer parti de mes réflexions, ce n’est pas faute de les avoir faites à tems, & de les avoir bien digérées. Jetté dès mon enfance dans le tourbillon du monde, j’appris de bonne heure par l’expérience que je n’é-