Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/116

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vole, & charger Dieu, comme dit Séneque, de la garde de leur valise. Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou César dans leur enfance, on auroit dit, quel crime avoient-ils commis ? Ces deux brigands ont vécu, & nous disons, pourquoi les avoir laissés vivre ? Au contraire un dévot dira dans le premier cas, Dieu vouloit punir le pere en lui ôtant son enfant, & dans le second, Dieu conservoit l’enfant pour le châtiment du peuple. Ainsi, quelque parti qu’ait pris la nature, la providence a toujours raison chez les dévots, & toujours tort chez les Philosophes. Peut-être dans l’ordre des choses humaines n’a-t-elle ni tort ni raison, parce que tout tient à la loi commune & qu’il n’y a d’exception pour personne. Il est à croire que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du maître de l’univers ; que sa providence est seulement universelle ; qu’il se contente de conserver les genres & les especes, & de présider au tout sans s’inquiéter de la maniere dont chaque individu passe cette courte vie. Un Roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses États, a-t-il besoin de s’informer si les cabarets y sont bons ? Le passant murmure une nuit quand ils sont mauvais, & vit tout le reste de ses jours d’une impatience aussi déplacée. Commorandi enim natura diversorium nobis, non habitandi dedit.

Pour penser juste à cet égard, il semble que les choses devroient être considérées relativement dans l’ordre physique & absolument dans l’ordre moral : la plus grande idée que je puis me faire de la providence est que chaque être matériel soit disposé le mieux qu’il est possible par rapport au tout, & chaque être intelligent & sensible le mieux qu’il est possible par