Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t12.djvu/598

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pas à tout ami des hommes d’être, comme vous, leur bienfaiteur en réalité. Considérez que je n’ai ni état ni fortune, que je vieillis, que je suis infirme, abandonné, persécuté, détecté, & qu’en voulant faire du bien je ferois du mal, surtout à moi-même. J’ai reçu mon congé bien signifié, par la nature & par les hommes ; je l’ai pris & j’en veux profiter. Je ne délibere plus si c’est bien ou mal fait ; parce que c’est une résolution prise, & rien ne m’en sera départir. Puisse le public m’oublier comme je l’oublie ! S’il ne veut pas m’oublier, peu m’importe : qu’il m’admire ou qu’il me déchire, tout cela m’est indifférent ; je tâche de n’en rien savoir, & quand je l’apprends je ne m’en soucie gueres. Si l’exemple d’une vie innocente & simple est utile aux hommes, je puis leur faire encore ce bien-là ; mais c’est le seul, & je suis bien déterminé à ne vivre plus que pour moi & pour mes amis, en très-petit nombre mais éprouvés, & qui me suffisent. Encore aurois-je pu m’en passer, quoiqu’ayant un cœur aimant & tendre, pour qui des attachemens mens sont de vrais besoins : mais ces besoins m’ont souvent coûté si cher que j’ai appris à me suffire à moi-même, & je me suis conservé l’âme assez saine pour le pouvoir. Jamais sentiment haineux, envieux, vindicatif n’approcha de mon cœur. Le souvenir de mes amis donne à ma rêverie un charme que le souvenir de mes ennemis ne trouble point. Je suis tout entier où je suis, & point où sont ceux qui me persécutent. Leur haine quand elle n’agit pas ne trouble qu’eux, & je la leur laisse pour toute vengeance. Je ne suis pas parfaitement heureux, parce qu’il n’y a rien de parfait ici bas, sur-tout le bonheur : mais j’en suis aussi près que je puisse l’être dans cet exil.