Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/126

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Tandis que je philosophois sur les devoirs de l’homme, un événement vint me faire mieux réfléchir sur les miens. Thérèse devint grosse pour la troisième fois. Trop sincère avec moi, trop fière en dedans pour vouloir démentir mes principes par mes œuvres, je me mis à examiner la destination de mes enfans & mes liaisons avec leur mère, sur les loix de la nature, de la justice & de la raison & sur celles de cette religion pure, sainte, éternelle comme son auteur, que les hommes ont souillée en feignant de vouloir la purifier & dont ils n’ont plus foit, par leurs formules, qu’une religion de mots, vu qu’il en coûte peu de prescrire l’impossible, quand on se dispense de le pratiquer.

Si je me trompai dans mes résultats, rien n’est plus étonnant que la sécurité d’âme avec laquelle je m’y livrai. Si j’étois de ces hommes mal nés, sourds à la douce voix de la nature, au dedans desquels aucun vrai sentiment de justice & d’humanité ne germa jamais, cet endurcissement seroit tout simple ; mais cette chaleur de cœur, cette sensibilité si vive, cette facilité à former des attachements, cette force avec laquelle ils me subjuguent, ces déchiremens cruels quand il les faut rompre, cette bienveillance innée pour mes semblables, cet amour ardent du grand, du vrai, du beau, du juste ; cette horreur du mal en tout genre, cette impossibilité de haÏr, de nuire & même de le vouloir ; cet attendrissement, cette vive & douce émotion que je sens à l’aspect de tout ce qui est vertueux, généreux, aimable : tout cela peut-il jamais s’accorder dans la même ame avec la dépravation qui foit fouler aux pieds sans scrupule le plus