Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/192

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promenade. Mon petit ménage, composé de trois personnes, qui toutes s’occupoient utilement, n’étoit pas d’un entretien fort coûteux. Enfin mes ressources, proportionnées à mes besoins & à mes désirs, pouvoient raisonnablement me promettre une vie heureuse & durable dans celle que mon inclination m’avoit fait choisir.

J’aurois pu me jeter tout-à-fait du côté le plus lucratif & au lieu d’asservir ma plume à la copie, la dévouer entière à des écrits, qui, du vol que j’avois pris & que je me sentois en état de soutenir, pouvoient me faire vivre dans l’abondance & même dans l’opulence, pour peu que j’eusse voulu joindre des manœuvres d’auteur au soin de publier de bons livres. Mais je sentois qu’écrire pour avoir du pain eût bientôt étouffé mon génie & tué mon talent, qui étoit moins dans ma plume que dans mon cœur & né uniquement d’une façon de penser élevée & fière, qui seul pouvoit le nourrir. Rien de vigoureux, rien de grand ne peut partir d’une plume toute vénale. La nécessité, l’avidité peut-être, m’eût fait faire plus vite que bien. Si le besoin du succès ne m’eût pas plongé dans les cabales, il m’eût fait chercher à dire moins des choses utiles & vraies, que des choses qui plussent à la multitude ; & d’un auteur distingué que je pouvois être, je n’aurois été qu’un barbouilleur de papier. Non, non : j’ai toujours senti que l’état d’auteur n’étoit, ne pouvoit être illustre & respectable, qu’autant qu’il n’étoit pas un métier. Il est trop difficile de penser noblement, quand on ne pense que pour vivre. Pour pouvoir, pour oser dire de grandes vérités, il ne faut pas dépendre de son succès. Je jetois mes