Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/209

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croira qu’un amour forcené, m’ayant dès le premier jour tourné la tête, n’a fait que m’amener par degrés à la dernière extravagance ; & on le croira bien plus encore, quand on saura les raisons particulières & fortes qui devoient m’empêcher d’en jamais venir là. Que pensera donc le lecteur, quand je lui dirai dans toute la vérité qu’il doit maintenant me connoître, que du premier moment que je la vis, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais senti la moindre étincelle d’amour pour elle, que je n’ai pas plus désiré de la posséder que Mde. de Warens & que les besoins des sens, que j’ai satisfaits auprès d’elle, ont uniquement été pour moi ceux du sexe, sans avoir rien de propre à l’individu ? Il croira qu’autrement constitué qu’un autre homme, je fus incapable de sentir l’amour, puisqu’il n’entroit point dans les sentimens qui m’attachoient aux femmes qui m’ont été les plus chères. Patience, ô mon lecteur ! le moment funeste approche où vous ne serez que trop bien désabusé.

Je me répète, on le soit ; il le faut. Le premier de mes besoins, le plus grand, le plus fort, le plus inextinguible, étoit tout entier dans mon cœur : c’étoit le besoin d’une société intime & aussi intime qu’elle pouvoit l’être : c’étoit sur-tout pour cela qu’il me falloit une femme plutôt qu’un homme, une amie plutôt qu’un ami. Ce besoin singulier étoit tel, que la plus étroite union des corps ne pouvoit encore y suffire : il m’auroit fallu deux âmes dans le même corps ; sans cela je sentois toujours du vide. Je me crus au moment de n’en plus sentir. Cette jeune personne, aimable par mille excellentes qualités & même alors par la figure,