Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t16.djvu/85

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

Après ses voyages il s’est marié ; il est mort jeune ; il a laissé des enfans ; & je suis persuadé, comme de mon existence, que sa femme est la premiere & la seule qui lui ait foit connoître les plaisirs de l’amour. À l’extérieur, il étoit dévot comme un Espagnol, mais en dedans, c’étoit la piété d’un ange. Hors moi, je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. Il ne s’est jamais informé d’aucun homme comment il pensoit en matière de religion. Que son ami fût juif, protestant, Turc, bigot, athée, peu lui importoit, pourvu qu’il fût honnête homme. Obstiné, têtu pour des opinions indifférentes, dès qu’il s’agissoit de religion, même de morale, il se recueilloit, se taisoit, ou disoit simplement : je ne suis chargé que de moi. Il est incroyable qu’on puisse associer autant d’élévation d’âme avec un esprit de détail port jusqu’à la minutie. Il partageoit & fixoit d’avance l’emploi de sa journée par heures, quarts d’heure & minutes & suivoit cette distribution avec un tel scrupule, que si l’heure eût sonné tandis qu’il lisoit sa phrase, il eût fermé le livre sans achever. De toutes ces mesures de tems ainsi rompues, il y en avoit pour telle étude, il y en avoit pour telle autre ; il y en avoit pour la réflexion, pour la conversation, pour l’office, pour Locke, pour le rosaire, pour les visites, pour la musique, pour la peinture ; & il n’y avoit ni plaisir, ni tentation, ni complaisance qui pût intervertir cet ordre. Un devoir à remplir seul l’auroit pu. Quand il me faisoit la liste de ses distributions afin que je m’y conformasse, je commençois par rire & je finissois par pleurer d’admiration. Jamais il ne gênoit personne, ni ne supportoit la gêne ; il