Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/152

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Il faut que je sois le plus maladroit des hommes, si je ne le rends d’avance passionné sans savoir de qui. Il n’importe que l’objet que je lui peindrai soit imaginaire, il suffit qu’il le dégoûte de ceux qui pourroient le tenter, il suffit qu’il trouve partout des comparaisons qui lui fassent préférer sa chimère aux objets réels qui le frapperont : et qu’est-ce que le véritable amour lui-même, si ce n’est chimère, mensonge, illusion ? On aime bien plus l’image qu’on se fait que l’objet auquel on l’applique. Si l’on voyoit ce qu’on aime exactement tel qu’il est, il n’y auroit plus d’amour sur la terre. Quand on cesse d’aimer, la personne qu’on aimoit reste la même qu’auparavant, mais on ne la voit plus la même ; le voile du prestige tombe, et l’amour s’évanouit. Or, en fournissant l’objet imaginaire, je suis maître des comparaisons, & j’empêche aisément l’illusion des objets réels.

Je ne veux pas pour cela qu’on trompe un jeune homme en peignant un modèle de perfection qui ne puisse exister ; mais le choisirai tellement les défauts de sa maîtresse, qu’ils lui conviennent, qu’ils lui plaisent, & qu’ils servent à corriger les siens. je ne veux pas non plus qu’on lui mente, en affirmant faussement que l’objet qu’on lui peint existe ; mais s’il se complaît à l’image, il lui souhaitera bientôt un original. Du souhoit à la supposition, le trajet est facile ; c’est l’affaire de quelques descriptions adroites qui, sous des traits plus sensibles donneront à cet objet imaginaire un plus grand air de vérité. Je voudrois aller jusqu’à le nommer ; je dirois en riant : Appelons Sophie votre future maîtresse : Sophie est un nom de bon augure : si celle que vous choisirez ne