Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/316

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& au bout de trente ans de mariage, une honnête femme avec des grâces plaît à son mari comme le premier jour.

Telles sont les réflexions qui m’ont déterminé dans le choix de Sophie. Elève de la nature ainsi qu’Emile, elle est faite pour lui plus qu’aucune autre ; elle sera la femme de l’homme. Elle est son égale par la naissance & par le mérite, son inférieure par la fortune. Elle n’enchante pas au premier coup d’œil, mais elle plaît chaque jour davantage. Son plus grand charme n’agit que par degrés ; il ne se déploie que dans l’intimité du commerce ; & son mari le sentira plus que personne au monde. Son éducation n’est ni brillante ni négligée ; elle a du goût sans étude, des talents sans art, du jugement sans connaissances. Son esprit ne sait pas, mais il est cultivé pour apprendre ; c’est une terre bien préparée qui n’attend que le grain pour rapporter. Elle n’a jamais lu de livre que Barrême et Télémaque, qui lui tomba par hasard dans les mains ; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un cœur sans sentiment & un esprit sans délicatesse ? Ô l’aimable ignorance ! Heureux celui qu’on destine à l’instruire ! Elle ne sera point le professeur de son mari, mais son disciple ; loin de vouloir l’assujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle étoit savante ; il aura le plaisir de lui tout enseigner. Il est temps enfin qu’ils se voient ; travaillons à les rapprocher.

Nous partons de Paris tristes & rêveurs. Ce lieu de babil n’est pas notre centre. Emile tourne un œil de dédain vers cette grande ville, & dit avec dépit : Que de jours perdus