Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/335

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aurais ôté ? Même en mettant le comble à son bonheur, j’en détruirois le plus grand charme. Ce bonheur suprême est cent fois plus doux à espérer qu’à obtenir ; on en jouit mieux quand on l’attend que quand on le goûte. Ô bon Emile, aime et sois aimé ! jouis longtemps avant que de posséder ; jouis à la fois de l’amour & de l’innocence ; fais ton paradis sur la terre en attendant l’autre : je n’abrégerai point cet heureux temps de ta vie ; j’en filerai pour toi l’enchantement ; je le prolongerai le plus qu’il sera possible. Hélas ! il faut qu’il finisse & qu’il finisse en peu de temps ; mais je ferai du moins qu’il dure toujours dans ta mémoire, & que tu ne te repentes jamais de l’avoir goûté.

Emile n’oublie pas que nous avons des restitutions à faire. Sitôt qu’elles sont prêtes, nous prenons des chevaux, nous allons grand train ; pour cette fois, en partant il voudroit être arrivé. Quand le cœur s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie. Si je n’ai pas perdu mon temps, la sienne entière ne se passera pas ainsi.

Malheureusement la route est fort coupée & le pays difficile. Nous nous égarons ; il s’en aperçoit le premier, &, sans s’impatienter, sans se plaindre, il met toute son attention à retrouver son chemin ; il erre longtemps avant de se reconnaître, et toujours avec le même sang-froid. Ceci n’est rien pour vous, mais c’est beaucoup pour moi qui connois son naturel emporté : je vois le fruit des soins que j’ai mis dès son enfance à l’endurcir aux coups de la nécessité.

Nous arrivons enfin. La réception qu’on nous