Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/352

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première fois, ce qu’elle ne devoit jamais souffrir ; il vous dira que tout ce qu’on prend pour faveur en devient une, & qu’il est indigne d’un homme d’honneur d’abuser de la simplicité d’une jeune fille pour usurper en secret les mêmes libertés qu’elle peut souffrir devant tout le monde. Car on sait ce que la bienséance peut tolérer en public ; mais on ignore où s’arrête, dans l’ombre du mystère, celui qui se fait seul juge de ses fantaisies."

Après cette juste réprimande, bien plus adressée à moi qu’à mon élève, cette sage mère nous quitte, & me laisse dans l’admiration de sa rare prudence, qui compte pour peu qu’on baise devant elle la bouche de sa fille, & qui s’effraye qu’on ose baiser sa robe en particulier. En réfléchissant à la folie de nos maximes, qui sacrifient toujours à la décence la véritable honnêteté, je comprends pourquoi le langage est d’autant plus chaste que les cœurs sont plus corrompus, & pourquoi les procédés sont d’autant plus exacts que ceux qui les ont sont plus malhonnêtes.

En pénétrant, à cette occasion, le cœur d’Emile des devoirs que j’aurois dû plus tôt lui dicter, il me vient une réflexion nouvelle, qui fait peut-être le plus d’honneur à Sophie, & que je me garde pourtant bien de communiquer à son amant ; c’est qu’il est clair que cette prétendue fierté qu’on lui reproche n’est qu’une précaution très sage pour se garantir d’elle-même. Ayant le malheur de se sentir un tempérament combustible, elle redoute la première étincelle & l’éloigne de tout son pouvoir. Ce n’est pas par fierté qu’elle