Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/372

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toi, qui te gagne ton pain, qui te nourrit : voilà l’homme.

Tandis qu’elles sont attentives à l’observer, je les aperçois, je tire Emile par la manche ; il se retourne, les voit, jette ses outils, & s’élance avec un cri de joie. Après s’être livré à ses premiers transports, il les fait asseoir & reprend son travail. Mais Sophie ne peut rester assise ; elle se lève avec vivacité, parcourt l’atelier, examine les outils, touche le poli des planches, ramasse des copeaux par terre, regarde à nos mains, & puis dit qu’elle aime ce métier, parce qu’il est propre. La folâtre essaye même d’imiter Emile. De sa blanche & débile main, elle pousse un rabot sur la planche ; le rabot glisse & ne mord point. Je crois voir l’Amour dans les airs rire & battre des ailes ; je crois l’entendre pousser des cris d’allégresse, & dire : Hercule est vengé.

Cependant, la mère questionne le maître. Monsieur, combien payez-vous ces garçons-là ? Madame, je leur donne à chacun vingt sous par jour, & je les nourris ; mais si ce jeune homme voulait, il gagneroit bien davantage, car c’est le meilleur ouvrier du pays. Vingt sous par jour, & vous les nourrissez ! dit la mère en nous regardant avec attendrissement. Madame, il en est ainsi, reprend le maître. À ces mots, elle court à Emile, l’embrasse, le presse contre son sein en versant sur lui des larmes, & sans pouvoir dire autre chose que de répéter plusieurs fois : Mon fils ! ô mon fils !

Après avoir passé quelque temps à causer avec nous, mais sans nous détourner : Allons-nous-en, dit la mère à sa fille ; il se fait tard, il ne faut pas nous faire attendre. Puis, s’approchant d’Emile, elle lui donne un petit coup sur la joue en