Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/391

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malgré vous, conserver votre ouvrage ; je saurai ne les pas mériter.

Je me suis attendu à cette première furie ; je la laisse passer sans m’émouvoir. Si je n’avois pas la modération que je lui prêche, j’aurois bonne grâce à la lui prêcher ! Emile me connaît trop pour me croire capable d’exiger de lui rien qui soit mal, & il sait bien qu’il feroit mal de quitter Sophie, dans le sens qu’il donne à ce mot. Il attend donc enfin que je m’explique. Alors je reprends mon discours.

"Croyez-vous, cher Emile, qu’un homme, en quelque situation qu’il se trouve, puisse être plus heureux que vous l’êtes depuis trois mois ? Si vous le croyez, détrompez-vous. Avant de goûter les plaisirs de la vie, vous en avez épuisé le bonheur. Il n’y a rien au delà de ce que vous avez senti. La félicité des sens est passagère ; l’état habituel du cœur y perd toujours. Vous avez plus joui par l’espérance que vous ne jouirez jamais en réalité. L’imagination qui pare ce qu’on désire l’abandonne dans la possession. Hors le seul être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. Si cet état eût pu durer toujours, vous auriez trouvé le bonheur suprême. Mais tout ce qui tient à l’homme se sent de sa caducité ; tout est fini, tout est passager dans la vie humaine : & quand l’état qui nous rend heureux dureroit sans cesse, l’habitude d’en jouir nous en ôteroit le goût. Si rien ne change au dehors, le cœur change ; le bonheur nous quitte, ou nous le quittons."

"Le temps que vous ne mesuriez pas s’écouloit durant