Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/496

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la nature elle-même autorisera le crime, & ma femme, en partageant sa tendresse à ses deux fils, sera forcée à partager son attachement aux deux peres ! Cette idée, plus horrible qu’aucune qui m’eût passe dans l’esprit m’embrasoit d’une rage nouvelle ; toutes les furies revenoient déchirer mon cœur en songeant cet affreux partage. Oui, j’aurois mieux aimé voir mon fils mort que d’en voir à Sophie un d’un autre pere. Cette imagination m’aigrit plus, m’aliéna plus d’elle que tout ce qui m’avoit tourmenté jusqa’alors. Des cet instant je me décidai sans retour, & pour ne laisser plus de prise au doute, je cessai de délibérer.

Cette résolution bien formée éteignit tout mon ressentiment. Morte pour moi je ne la vis plus coupable ; je ne la vis plus qu’estimable & malheureuse, & sans penser à ses torts, je me rappellois avec attendrissement tout ce qui me la rendoit regrettable. Par une suite de cette disposition, je voulus mettre à ma démarche tous les bons procédés qui peuvent consoler une femme abandonnée ; car, quoique j’eusse affecté d’en penser dans ma colere, & quoi qu’elle en eût dit dans son désespoir, je ne doutois pas qu’au fond du cœur elle n’eût encore de l’attachement pour moi, & qu’elle ne sentît vivement ma perte. Le premier effet de notre séparation devoit être de lui ôter mon fils. Je frémis seulement d’y songer, & après avoir été en peine d’une vengeance, je pouvois à peine supporter l’idée de celle-là. J’avois beau me dire en m’irritant que cet enfant seroit bientôt remplacé par un autre, j’avois beau appuyer avec toute la force de la jalousie sur ce cruel supplément ; tout cela ne tenoit point devant l’image de Sophie