Page:Rousseau - Collection complète des œuvres t5.djvu/76

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enchaîné, ce corps qui l’asservit et la gêne ? je n’en sais rien : suis-je entré dans les décrets de Dieu ? Mais je puis, sans témérité, former de modestes conjectures. Je me dis : Sil’esprit de l’homme fût resté libre & pur, quel mérite aurait-il d’aimer & suivre l’ordre qu’il verrait établi & qu’il n’auroit nul intérêt à troubler ? Il seroit heureux, il est vrai ; mais il manqueroit à son bonheur le degré le plus sublime, la gloire de la vertu & le bon témoignage de soi ; il ne seroit lie comme les anges ; & sans doute l’homme vertueux sera plus qu’eux. Unie à un corps mortel par des liens non moins puissants qu’incompréhensibles, le soin de la conservation de ce corps excite l’âme à rapporter tout à lui, & lui donne un intérêt contraire à l’ordre général, qu’elle est pourtant capable de voir & d’aimer ; c’est alors que le bon usage de sa liberté devient à la fois le mérite & la récompense, & qu’elle se prépare un bonheur inaltérable en combattant ses passions terrestres & se maintenant dans sa première volonté.

Que si, même dans l’état d’abaissement où nous sommes durant cette vie, tous nos premiers penchants sont légitimes ; si tous nos vices nous viennent de nous, pourquoi nous plaignons-nous d’être subjugués par eux ? pourquoi reprochons-nous à l’auteur des choses les maux que nous nous faisons & les ennemis que nous armons contre nous-mêmes ? Ah 1 ne gâtons point l’homme ; il sera, toujours bon sans peine, & toujours heureux sans remords. Les coupables qui se disent forcés au crime sont aussi menteurs que méchants : comment ne voient-ils point que la faiblesse dont ils se plaignent est leur propre ouvrage ; que leur première